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Pigeon vole, une nouvelle de Philippe Desterbecq

Publié le par christine brunet /aloys

 

Phil D

 

Pigeon vole!


Nous avons souvent joué à ce jeu un peu idiot lui et moi. C'était ... il y a ... oh! Tant de temps! Tout ce temps que je pleure. Tout ce temps que je LE pleure.

- Papa, on joue encore à "Pigeon vole"?

- J'n'ai pas trop le temps, petit homme. Demain? Tu veux?

- Allez, pa, s'il te plait, encore cinq minutes!

Il avait 5 ans, les yeux bleus, rieurs, un charme fou. Je ne pouvais rien lui refuser.

- OK d'accord. Cinq minutes mais pas plus!

C'est la dernière fois qu'on a joué à ce jeu un peu idiot. Pigeon vole!

Il rayonnait, il riait, c'était la joie de vivre personnifiée.

- S'il te plait, pa, encore cinq minutes. Puis, c'est tout, croix de bois, croix de fer ...

- Cette fois, c'est tout mon bonhomme. Tu joueras demain, avec ta mère.

Son ton devint boudeur :

- Maman, elle veut jamais...

- Alors, le week-end prochain, on fera plusieurs parties mais là, j'suis fatigué.

- J'peux rouler un peu à vélo, alors?

- OK mais pas plus d'un quart d'heure et tu restes dans la cour!

- Promis! Merci pa...

J'me suis assis dans le fauteuil, j'me suis assoupi, j'étais fatigué.

Ce sont les freins de la camionnette qui m'ont réveillé, les freins et le choc. Puis les cris dans la rue. J'me suis précipité...

Plus jamais on n'a joué ensemble!

Pigeon vole. Quel jeu idiot!

 

 

Philippe Desterbecq

philippedester.canalblog.com

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Publié dans Nouvelle

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La mémoire des pierres, une nouvelle de Christel Marchal, 2e partie

Publié le par christine brunet /aloys

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Une histoire accrochée dans la pénombre me raconte.

 

                        Séquence 1. Extérieur. Jour. La rue.

Un homme sort d’une maison rouge. La porte claque. L’homme dans son manteau gris se retourne. Hésite. La main sur la poignée de la porte, il hésite.

Il lève la tête et regarde vers une fenêtre. Le rideau ne bouge pas. L’homme hésite. Il regarde la rue. L’entrée d’un parc est devant lui.

Il avance.

Il a neigé cette nuit. Il hésite. L’homme avance vers le parc dans un manteau gris. Trop grand.

 

Séquence 2. Extérieur. Jour. Le parc Josaphat.

Il marche. 20 pas devant lui. Demi-tour. 15 pas devant lui. Demi-tour. 20 pas devant lui.

L’homme, long échalas aux cheveux enchevêtrés, marche. Il marche. 20 pas devant lui. Demi-tour. 15 pas devant lui. Demi-tour. 20 pas devant lui. Il marche.

Un nuage s’échappe de ses lèvres rosées. Pas de cigarettes. Le froid. Il parle. Il est seul. Il se parle.

Ses traits se crispent. Il avance. Hésite. 20 pas devant lui. Demi-tour. 15 pas devant lui. Demi-tour. 20 pas devant lui.

L’homme hésite. Oublie un demi-tour. 35 pas. 35 pas dans la même direction. Celle de la maison rouge.

L’homme se parle. Demi-tour. 20 pas devant lui. Demi-tour. 15 pas devant lui. Il avance. Il hésite.

En traversant le petit pont, il ne salue pas Borée. La statue lui tend la main.

Il avance. 20 pas. 30 pas. 40 pas devant lui.

 

Séquence 3. Extérieur. Jour. Les rues.

L’homme avance. Les trottoirs sont maculés de neige. Les voitures, lente procession, piétinent à ses côtés.

Un pas. Deux pas. Trois pas. L’homme glisse.

Il se rattrape au lampadaire. Ses traits se figent. Ses yeux s’hérissent.

La colère envahit son visage. Rouge.

Des enfants sourient au milieu d’une bataille de boules blanches. Une boule s’échoue aux pieds de l’homme.

L’homme jure.

L’homme glisse et tombe.

Sa colère explose. Les enfants rient.

L’homme se relève. Il marche en tremblant dans son manteau de laine grise.

L’homme déambule dans la neige. Un pas à gauche. Deux pas à droite. Un pas devant. Deux pas derrière.

Son visage est pétrifié. L’homme marche.

Petite rue à droite. L’homme s’y perd. Il avance. Un pas. Deux pas. Seule, son ombre est dans son sillage.

L’homme tombe.

 

                        Séquence 4. Intérieur. Jour. Le moulin.

                       Le sourire d’une jeune fille. Sa main se tend. L’homme l’évite.

                        Une table. L’homme hésite. S’assoit. Un café partagé.

Une table et des photos. Des photos jaunies aux couleurs sépia. Une femme, grande et belle, et des rubans.

Des feuilles blanches et noircies, et des arbres généalogiques.

L’homme hésite. Sa colère fulmine. L’homme se lève. Sa colère explose. Ses yeux pétillent. Sa main balaie les photos et les feuilles.

La jeune fille sourit. Ramasse les photos, les feuilles. Elle regarde l’homme et sourit.

D’un geste élégant, elle replace les photos sous les noms dans l’arbre généalogique. L’homme la regarde. Etonné.

Son regard se pose sur une photo. Une femme, belle et grande. Et des             rubans.

Pierre : - Elle te ressemble.

Rose : - Tu crois ?

Pierre : - Regarde.

Son doigt glisse le long de la courbe du visage, le nez et le menton.

Son doigt caresse les joues et les lèvres.

Pierre : - Tu vois. Les mêmes traits que les tiens. Qui est cette femme sur la photo ?

Rose : - Cette femme est ma grand-mère, Pierre. Cette femme est ta…

L’homme se lève. D’un geste brusque, il attrape son manteau de laine grise. Trop grand.

La jeune fille le regarde sortir.

La photo, la femme et ses rubans, n’est plus sur la table.

La porte du moulin claque. L’homme est parti.

 

Séquence 5. Extérieur. Nuit. Les rues.

La neige tombe. Le vent souffle.

L’homme dans son manteau gris marche d’un pas alerte. Un pas. 10 pas. 20 pas. 30 pas. 40 pas. 50 pas. 100 pas. L’homme marche.

Une rue. Une deuxième. Une troisième. Une quatrième. L’homme marche.

Le parc. Les statues. Un nuage s’échappe de ses lèvres rosées. Pas de cigarettes. Il se parle.

Borée lui tend la main. La main de l’homme se tord dans sa poche. Elle sort une photo jaunie aux couleurs sépia.

Pierre : - C’est ma mère !

 

 

                                               ********************

 

 

Un jeu de piste ! Voilà ce que me propose cet inconnu ! Un jour, une photo. Un après-midi, une poésie se reposant sur l’aile du vent. Un soir, un scénario. Et ce matin, une lettre. Une lettre glissée à la hâte sous la porte, dans l’empreinte de mes peines gonflées de neige.

 

L’alcool du matin coule à flot. Pierre y noie sa haine en hurlant des mots imbuvables.

 

     Fais chier ! J’lui collerais bien deux claques si je le tenais entre quatre yeux celui-là ! Ou un coup d’boule. Ca lui r’mettrait les idées en place.

Non mais ! Pour qui il se prend c’te guignol ! Peut-être même que c’est une femme. Pfff ! Toutes les mêmes celles-là ! Pas une pour relever l’autre !

Merde quoi ! J’ai vraiment pas que ça à faire…

Qu’est-ce que dois déjà faire ?

J’vais lui exploser la tête à c’te petit malin !

 

Et la voix de la solitude lui rappelle :

      Oui Pierre ! Il y a de la vie dans l’eau de vie !

 

La lettre lui offre sa paix.

Un feuillet plié avec soin.

Par la fenêtre, le ciel est bien gris. Les rues sont sombres. Pierrot, Victor et toute la compagnie se lamentent. Inquiets, ils pleurent.

Dans les sentiers d’hiver se balade un être aux messages distillés par le vent.

C’est un jour pénible. Il souffle le vent. Pierre se tracasse. L’enveloppe le nargue. Maudit vent nuisible.

Les mots semblent suspendus sur le fil du temps.

 

Cher Pierre,

La réalité est plus sordide que les histoires.

Ta réalité est plus sordide que ton histoire.

Pierre, tu peux enserrer ta souffrance d’un silence de barbelés. Elle valsera toujours dans la ronde du vent.

Qui es-tu Pierre ?

Qui suis-je pour toi ?

Pierre, tu peux continuer de respirer l’angoisse. Te fondre dans les murs. T’abreuver de l’obscurité et du silence.

Répondras-tu à cette question ? Cette question imprimée dans tes pensées : Qui suis-je ?

Cette question. Tes mots. Tes échos. Ces mots : Qui suis-je ?

Pierre, n’essaye pas d’être un autre. Cet autre est ton ennemi intime. Etre un autre, c’est être toi-même. N’oublie pas. Si ce matin, tu désires être un autre, c’est que tu n’es pas toi-même.

Sois toi-même Pierre. Toi et ton histoire.

Je vais te laisser. T’abandonner dans ta colère et dans tes rêves. C’est un voyage à l’intérieur de toi. Il t’appartient.

Bonne route Pierre.

 

      P’tain ! C’est qui c’crétin !

J’vais lui faire bouffer moi, son baratin !

 

Un carton s’échappe de l’enveloppe à la hâte chiffonnée.

 

Pierre, ne cherche pas à me retrouver.

Retrouve-toi.

Voyage. Là dans ce décor, la vérité va-t-elle jaillir ?

 

      Tu m’casses les c…

 

Et la colère s’apaise. Petite brise légère.

 

De mes yeux hagards, je cherche avec une éternelle impatience et un ardent désir, une épaule, un sourire, une main, un souvenir qui puisse me consoler. Et me murmurer au creux de l’oreille : Ne pleures plus, je suis là !

Maman. Depuis cette photo jaunie par le temps des regrets, je te cherche.

Mes pas me conduisent ci et là. Là-bas. A l’ombre du moulin et j’ai peur.

J’ai peur des pages écrites sur ton visage. Des blessures. Ta vie de labeur.

Je me bats pour ne pas couler, courageux, révolté. J’essaye vraiment de récolter ces souvenirs que l’on m’a volés.

Maman. Je pleure avec toi ces tristes souvenirs. Les malheurs du passé. Les nuits d’insomnie. Maman.

 

 

                                               ********************

 

 

Une sonnerie. Un cri strident déchire le silence des pensées.

 

      Allô ?

       …

     C’est moi !

… 

     B’jour Rose. Quand ça ?

     Où ça me dis-tu ?

      …

    D’ccord. J’y serai. Rose, je voudrais te dire : J’te crois pas. J’y crois pas. Comment as-tu pu retrouver sa trace ? L’empreinte de sa vie ?

      …

       Ok Rose. Pas de panique. Je viendrai. 13 heures, place de la Paix.

Et oui, tu m’expliqueras.

Bye !

 

Rose et les mots des silences abattus.

Rose. Ma petite guide. Elle me montre le chemin avec sa main fine et ses jolis yeux rieurs. Elle glisse du baume sur mon cœur avec une simplicité et une pureté que seul l’enfant possède.

Elle me montre la lumière. Les couleurs.

 

Je cherche une histoire dans les combles de ma mémoire. Qui découverte me comble ou me vide. Je la cherche comme un trésor. Là, en plein décor de ce pays aux chicons. Saveur douce amère. La vérité jaillira.

 

L’horloge annonce le départ.

La porte claque sur le noir. Un mémo dans un clin d’œil palpite au vent. Là, sur le coin de la porte des souvenirs.

 

Toutes les traces dans la mémoire sont à jamais gravées.

Pas à pas, je te suis et je te contemple avancer dans la vie.

Dans ta vie.

 

       Pfff ! Encore ce crétin ! Il me fait vraiment chier !

 

Pierre avance sur son sentier de racines. Sur le chemin qu’il va traverser. Il salue Victor, Pierrot et toute la compagnie ! Le cœur léger. Les idées au vent !

 

      Pierre ! Attention !

 

Le cri silencieux d’un pavé muet.

Un hurlement de pneus. Les pleurs de la tôle fracassée.

Le tour est joué.

Le rideau est baissé.

 

Le passage. Un corps brisé sur ce passage où traverse la vie. Les rires des enfants. Le sourire d’une maman.

Le passage et le corps de Pierre.

La mort se répand comme une trainée de poudre, une trainée de sang sous la foudre des cris de Victor, Pierrot et toute la compagnie.

 

Une lumière.

 

Les voix de Victor, Pierrot et de toute la compagnie se sont tamisées.

Je suis ébloui par l’éclat de cette beauté. Je glisse vers elle. Elle m’attend et me tend son cœur.

Maman !

Un pas, deux pas, trois pas, j’avance.

Heureux ? Malheureux ? Je ne sais pas ! J’avance.

Je marche vers une autre existence.

Je quitte ma vie. Je meurs. Je renais.

Qu’est-ce qui m’attend là-bas, derrière ce mur de lumière ? Qui pourrait m’aider à forcer le pas ?

Maman !

Maman et Jules. Le Jules de la photo. Son Jules à elle, l’amour de sa vie et Jules me souffle l’haleine de son tabac froid. L’odeur de mon enfance.

Fiston, meurt aujourd’hui, cela ira mieux demain !

Maman et Jules, morts, qui miment la vie.

 

Autour de moi, Victor, Pierrot et toute la compagnie crient leur mélodie.

      Pierre ! Pierre… Allez Pierre, revient ! Ouvre tes yeux ! Pierre !

 

Une sirène bleue. Des fantômes blancs qui jouent la vie. C’est la mort qui marque leur visage.

 

La lumière.

      Viens mon fils. Viens. N’aie pas peur.

J’attends. Je t’attends depuis si longtemps mon Pierre. Viens.

 

Maman !

 

Victor, Pierrot et toute la compagnie m’appellent.

      Pierre ! Allez… Accroche-toi !

 

Ces pierres sont ma mémoire. La mémoire noire de ma vie.

Des pinceaux de lumière découpent l’obscurité, là-bas, de l’autre côté du miroir sans tain.

Mon teint pâlit. Blanchit.

Mon cœur ne pleure plus. Ses sanglots sont taris.

Mes yeux sont vides. Un vide où les éclats bleus se perdent.

 

Le silence. Le vent.

Ce vent qui recouvre mon corps des pétales roses des cerisiers. Les larmes de Victor, Pierrot et toute la compagnie.

Ma vie s’accroche à un rayon de soleil. Des éclats de flashes en noir et blanc. Ma vie, mes images privées de couleurs.

J’ai peur.

 

Maman m’appelle.

Mon fils.

 

Enfin, je vais le connaître cet arbre généalogique que j’ai tant cherché dans la forêt de secrets.

      Maman ! J’arrive !

 

Le silence. Le vent.

Les souvenirs s’effacent. Les visages changent et moi, je meurs.

Rose à qui je tenais tant. Son visage devient flou.

Il disparaît.

Je meurs.

 

      Pierre ! Non ! hurlent Victor, Pierrot et toute la compagnie.

Pierre, toi à qui on tenait tant, tu es mort ! Depuis combien de temps ? On ne sait pas ! On ne sait plus !

 

Je meurs.

Ne plus rien dire. Ne plus rien trahir et construire sa vie.

Je ne suis plus en vie. Je suis plein d’envies.

 

Maman !

 

Les cerisiers, ces sentinelles guident mes pas. Leur parfum m’habille d’un linceul.

 

Maman !

Tes mains et tes yeux pour me dire. Et tes mots. Tes échos. Ces mots…

Maman !

Papa !

 

Une voix s’élève dans le vent. Dure comme de la pierre à peine fêlée.

      25 avril 2009. 12h20. Pierre est décédé.

 

Là-haut, une trainée blanche dans des carrés de ciel bleu ponctue les nuages. Le clin d’œil d’un avion à la place de la Paix.

 

Christel Marchal

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Une nouvelle de Christel Marchal, La mémoire des pierres, première partie

Publié le par christine brunet /aloys

 

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La mémoire des pierres.

 

 

 

 

Rendez-vous place de la Paix.

Samedi.

11 heures.

 

Quelques mots perdus dans le mystère d’une photo usée.

 

 

                                               ********************

 

 

Pourquoi ?

 

Pourquoi lui ai-je dit oui ?

Oui. Trois petites lettres mariées pour le meilleur, pour le pire dans ce matin pluvieux. Trois petites notes de musique volant dans la mélodie du vent.

 

Oui.

 

Et le vent, ce matin, il souffle. Sa bise me mord. Un baiser douloureux lorsque la porte se referme sur mon ombre. Les pétales roses des cerisiers dansent une ronde joyeuse. Mes pas me conduisent, cahin-caha, vers lui. Lui, ce oui !

 

Pourquoi ?

 

Pourquoi ce oui ?

 

Les pétales, roses, s’écrasent dans le silence, se noient dans l’eau de pluie.

Plic-ploc  murmure-t-elle tout en guidant mes pas.

Je me traîne dans l’eau poisseuse de la ville.

Plic-ploc chante-t-elle pour m’offrir le courage d’aller vers ce oui.

 

Le printemps, en cette sarabande de pétales roses tire sa révérence. Le soleil tarde à revêtir son habit d’été et moi, moi je lui ai dit oui.

Mon ombre sur mes pas, j’avance à côté de ma vie.

 

Je connais chaque pavé m’accompagnant vers lui, ce oui haï. Je pourrais même les saluer : Bonjour Victor ! Salut Pierrot ! Comment vas-tu Arthur ? Ils s’enquerraient de mon humeur : Chagrin ce matin !

 

Pfff ! Ce ne sont que des pavés, gris et sales où les semelles de mes chaussures s’écrasent semaines après semaines, mois après mois, années après années. Finalement, je les déteste Victor, Pierrot et tous les autres, toute cette compagnie de pavés qui m’escortent vers ce oui.

 

Même si ce ne sont que des pavés, gris et sales, je les déteste. Comme je déteste ce oui lancé au vent un soir d’hiver.

 

Si j’avais su. Si j’avais pu le rattraper.

 

Mes pas me conduisent. Mes pensées m’orientent. Les pétales, roses, m’ouvrent le chemin. Mon chemin… Son chemin ai-je envie d’hurler.

 

Mes pensées résonnent dans les flaques de pluie. Triste miroir.

Qui suis-je ?

Plic-ploc.

Qui suis-je ?

 

Un pétale rose demande au vent d’attendre. D’attendre avant que sa foudre ne me prenne pour cible.

 

Qui suis-je ?

Un corps sans vie, sans cœur et sans âme. Ni femme ni ami. Sans passé sans futur.

Un corps sans vie qui guette un guide.

 

Je sers le poing, enroule mes doigts autour du papier vieilli, une caresse trop violente. La photo crie sa douleur et j’avance.

 

J’avance dans la ville.

J’avance dans la pluie.

J’avance dans la vie.

 

Qui es-tu ?

Silence. Le silence mort des trop vieilles photos. Et pourtant, tu me regardes.

Et puis, pourquoi tu me regardes ? Qu’est-ce que tu me veux ? Ta vie a l’air aussi grise que la mienne.

Et puis…

Qui es-tu ?

Je t’ai trouvé. Je voudrais te voir t’envoler, oiseau prisonnier d’une amertume dorée. Tu me souris. Je ne te connais pas, moi ! Qui es-tu ?

 

Et cette pluie qui n’en finit pas de tomber. Plic-Ploc.

Et le vent qui n’en finit pas de souffler.

 

Je voudrais te laisser là, au milieu de la petite rivière qui grossit au creux de la chaussée.  T’oublier sur le bord de la route.

 

Qui suis-je ?

Qui es-tu ?

Un homme perdu ou une photo jaunie.

Le début ou la fin d’une histoire.

La vie ou la mort.

 

Qui suis-je ?

Qui es-tu ?

J’hurle mes maux dans le vent.

Qui suis-je ?

Qui es-tu ?

 

La pluie s’est tue. Le vent ne murmure qu’un silence mélodieux. Et j’avance au rythme des pavés gris et tristes. J’avance vers lui. Lui, ce oui.

Mais pourquoi lui ai-je dit ce petit mot magique, ultime sésame de mon histoire.

Pourquoi ?

 

 

                                               ********************

 

 

Sept mois. Sept mois que je déambule l’âme en peine de pavé en pavé. De rue en rue. Commune après commune.

Mes pas martèlent mon chagrin : Qui suis-je ?

L’ombre de mon passé, échos lancinant, miroir de ma tristesse, me souffle : Qui es-tu ?

De mes pas, je salue Victor, Pierrot et toute la compagnie. Ils m’observent. Ils me regardent éviter les averses de couleurs tendres du printemps. Le soleil, chaud et charmant, de l’été.

 

Aujourd’hui, l’automne a revêtu son costume de fête, un arc-en-ciel de pétales colorés : orange, bordeaux, jaunis par la ronde des saisons.

Un petit vent offre un ballet enjoué de feuilles. Petite sarabande multicolore à l’odeur enivrante. Et je marche.

 

Je marche.

 

La photo au creux de ma poche se repose contre… tout tout contre mon cœur.

Je marche vers l’histoire. Vers mon histoire.

 

Un tram me dépasse. Le 55. Celui qui traverse la ville. Cette ville où j’ai grandi. Cette ville où je me perds dans mes pensées.

Je m’encourage.

Un vélo, de sa sonnette grippée, m’enjoint de m’arrêter. Place de la Paix. Où est-elle cette paix ? Où est-elle cette paix que je cherche depuis… 50 ans ?

Un enfant pleure. Le geste maternel l’apaise. L’enfant qui joue dans mon cœur s’éteint. L’enfant qui rit dans mes pensées s’est calmé. Et je regarde l’enfant sécher ses larmes.

Une petite vieille m’aide… Le moulin ? La force de l’homme. La force du vent.

A gauche. Distrait, je prends à droite. La pente pavée me conduit près d’un parc.

Je remonte. A gauche. A droite. Non ! C’est l’autre entrée. Tour du pâté de maisons. J’y suis. C’est là. Fermé !

Dans mon dos sourient les champs de chicons. Je les vois. Je les sens. Ils ne sont plus.

Comme tu n’es sans doute plus Jules. Mes pas emboîtent tes pas. Sur les pavés. Dans le vent de l’automne.

 

Je m’accroche à la grille.

 

Qui suis-je ? Moi, Pierre.

Qui es-tu ? Toi, Jules.

 

J’attends. Le dos contre la grille. Prison sans barreaux dans cette petite commune avec son air villageois piqué au coin des yeux.

J’attends que les minutes s’égrainent dans le sablier du temps.

J’attends au pied du mur de mon histoire entre champs de chicons et le moulin à vent.

J’attends. Là. Sur l’aile de l’horizon, un rire cristallin résonne. Un rire d’enfant, léger murmure dans la  mélodie du vent.

 

Un murmure. Un souffle. Une rafale et quelques gouttes de pluie. Le ciel est froid, maussade, mon humeur aussi et j’attends dos à dos avec lui. Lui, cet arbre qui cache toute une forêt de secrets.

J’entends son cœur qui rythme mes pensées. J’entends le mien déchirer le silence. Nos cœurs se confondent sur l’écorce, se perdent dans les méandres rugueux, petits sillons remplis d’espoir. Ils se confondent sur l’ébauche de la vérité. La sienne. La mienne. La nôtre.

 

Je le regarde. Yeux dans les yeux. Miroir sans tain de ce silence à écouter.

 

Avec ta taille, tu dois bien être centenaire, toi, non ?

 

Murmure du vent. Ses branches frémissent et une feuille tombe. Orange. Rouge. Usée.

 

Si t’es centenaire, tu dois la connaître mon histoire, non ?

 

Murmure du vent. Ses branches se balancent et les feuilles s’échouent à mes pieds. Orange. Rouges. Perdues.

 

Tu es majestueux dans ce jardin, hein le centenaire. Au milieu des fleurs qui t’embellissent. Qui te grandissent encore et encore.

Mais le centenaire, n’oublie pas que mon jardin à moi, c’est un jardin de pleurs. C’est un jardin de peurs. Un jardin de honte. Un jardin de tristesse.

Un jardin où ne poussent que des mauvaises herbes. Parce que l’enfance est le terreau de la vie et que mon enfance, ben moi, j’la connais pas !

 

Nous sommes dos à dos. L’arbre et moi. Dans le parc du moulin. Dans le parc de mes chagrins. L’air chaud de la ville embrasse la rencontre du vent.

 

Dis le centenaire, quand je te parle, tu pourrais me répondre, non ?

 

Violence des mots silencieux. Désespérance de son regard éteint. Absence de l’existence.

Et l’arbre veille.

 

Murmure du vent. Ses branches valsent et les feuilles s’amusent dans un tourbillon coloré. Orange. Rouge. Chaud.

 

Je le regarde. Lui. Cet arbre, témoin muet de mon histoire. Je voudrais le serrer, le cajoler, lui pardonner, lire dans ses pages les couleurs de mon enfance. La saveur des épices, polka poivrée. Le parfum du blé, la blancheur farineuse, petits fantômes accrochés au coin des yeux.

 

C’était peut-être cela mon enfance, hein le centenaire ? C’était peut-être cela ? Les épices, le blé, la farine du moulin. Peut-être. Peut-être pas. Et les champs de chicons en rentrant de l’école. Le temps des herbes folles.

C’était peut-être cela ? Peut-être. Peut-être pas.

 

Il ne reste que l’ombre des fantômes. Le sourire du moulin. Et la mémoire de l’arbre.

 

Murmure du vent. Ses branches s’agitent et les feuilles chantonnent dans la tornade qui se lève. Orange. Rouge. Violente.

 

Une tornade brise tout dans sa promenade. Un secret d’enfance aussi. Les murs. L’âme. Les fêlures. La grâce.

 

Le centenaire, tu regardes ma tornade tout emporter. Mes espoirs. Mes errances. Tu regardes et tu souris dans le vent de l’automne.

Y’a juste tes feuilles qui murmurent, petits chuchotements. Orangés. Rouges. Légers.

Eteins les cendres haineuses enfuient dans les tréfonds de ton cœur. Et l’aile du moulin t’indiquera la voie. Sa douceur. Sa chaleur.

 

Le moulin n’a plus d’ailes. Moi non plus d’ailleurs. Ni ailes. Ni courage.

 

Il pleut ! Et j’attends.

 

 

                                               ********************

 

 

Bonjour ! C’est pour la visite du moulin ?

Oui… La visite du moulin.

 

La visite d’un bout de mon chemin.

 

Un mémo me fait de l’œil. Un mémo et son écho.

 

Oh toi l’arbre !

Histoire mystérieuse. Le trésor de l’arc-en-ciel.

Histoire sensible. Un sourire en goutte de pluie.

Histoire bleue. Légers pizzicati d’un rouge-gorge.

Et l’oiseau chante. Niché au cœur de ta branche.

Une branche de vie.

 

Autour de moi, ça gémit. Ca se bouscule. Ca rit. Ca court. Ca crie. Ca vit.

Et moi, je suis là. Impassible au milieu de la foule. Cette vie qui coule. Je la regarde ébahi. Les yeux mouillés par la pluie.

Les silhouettes deviennent floues. Mes pensées aussi. Une loque. Voilà ce que je suis devenu. Une loque.

Je voudrais embrasser le ciel. Il explose en mille perles.

 

Pour la visite du moulin, c’est par ici.

 

Autour de moi ça gémit. Ca se bouscule. Ca rit. Ca court. Ca crie. Ca vit.

J’espère. J’espère. J’espère.

J’hurle. J’hurle. J’hurle. En silence.

Mes racines ont longtemps cherché un chant d’amour pour s’y planter. Les chicons murmurent dans mes pas. Le moulin m’ouvre grand ses bras.

Mes racines. Miroir de l’âme.

 

Pour la visite du moulin,…

 

J’y vais. J’entre. Naufragé de la vie en quête d’une autre histoire. Le souffle du moulin m’accueille sur l’aile de sa mémoire.

 

Mon regard orgueilleux se pose. S’envole. Virevolte d’une photo à l’autre. Jules sur  le bord de mon cœur, rythme mon avancée dans les entrailles de ma légende.

Nos deux cœurs se confondent toujours dans le silence.

Mon regard orgueilleux cache une tristesse profonde qui donne comme elle peut, un sourire à ces souvenirs passés.

Je me bats pour ne pas couler. Courageux, mais révolté. J’essaie vraiment de récolter cette jeunesse que l’on m’a volée entre champs de chicons et moulin à vent.

 

Une photo me parle. C’est elle. Je la vois. Je la sens. Je la vis.

 

Maman.

 

Maman, tu as une robe étrange, pleine de rubans, de confessions et de dessins qui s’attachent au trottoir et s’envolent dans le vent. Loin de mes mains et de mes lèvres timides. Discrètes. A demi-mortes. A demi-vides. A demi-mortes. A demi-tiennes.

Monsieur ? Est-ce que ça…

Quoi Monsieur. Vous ne voyez pas que Monsieur parle !

Monsieur…

Il n’y a pas de Monsieur. Il n’y a qu’un petit enfant. Un enfant qui cherche un visage. Savez-vous ce que c’est…

On se lève le matin. On cherche sa maman pour vous embrasser le cœur.

Elle n’est pas là. Elle est partie.

Je ne vois plus les traits de son image.

Je cherche un amour sans visage.

Monsieur…

Je cherche mon histoire dans les combles de ma mémoire.

Je la cherche comme un trésor. Je voyage dans mes souvenirs.

Ils sont ici mes seuls souvenirs. Ici.

Là. Dans ce musée se trouve ma vie. Où la chercher ?

Là. Dans ce décor, la vérité va-t-elle jaillir ?

Mon…

Les pages de ma vie sont écrites sur son visage. Ma vie s’effiloche en lambeaux.

Cette absence.

Ca la découd. Ca la bousille. Ca me coupe en morceaux… Elle et moi. Moi sans elle. Et moi.

La vie, c’est se ramasser. Se protéger. Se recroqueviller dans sa solitude.

Se reconstruire, c’est un droit.

Vivre debout. Sortir de l’ombre. De l’ombre du moulin.

Alors oui, Mademoiselle, je vais taquiner les tabous et parler aux photos.

Oui, je vais abattre les murs de silence.

Et les pierres du moulin me parleront.

 

Les yeux hagards, je cherche avec une étincelle impatiente et un ardent désir une épaule, un sourire, une main, un souvenir qui puisse me consoler.

Et me murmurer au creux de l’oreille…

 

Monsieur, je vais vous aider.

Nous allons l’écrire à deux votre histoire.

Nous allons la dessiner à deux cette victoire. Sur le passé. Sur la vie.

A deux, nous trouverons vos propres racines. Nous rencontrerons le maître de votre vie. Nous lirons qui vous êtes. Devinez…

 

Mon regard la caresse. Son sourire enfantin. La douceur de sa voix.

 

Regardez la robe étrange, pleine de rubans, de confessions et de dessins.

 

Je la regarde ma guide. Et sa petite robe.

J’ai du bonheur plein les poches à jeter dans les yeux de ceux qui perdent les larmes de leurs rêves.

 

Regardez comme les rêves devaient tinter au bout de ses rubans.

 

Dehors, c’est  un jour  banal. Il souffle un vent de décembre glacial.

C’est un jour de grands vents.

Dehors, ça gémit. Ca se bouscule. Ca rit. Ca court. Ca crie. Ca vit.

Et le vent souffle. Souffle encore. Maudit vent d’hiver.

 

Au cœur du moulin s’apaise la violence des mots silencieux. La désespérance des regards éteints. L’absence de mon existence. Grâce à la grâce. Ma guide.

 

 

Christel Marchal

 

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Une nouvelle de Denis Emorine, Ce soir vers 21 heures

Publié le par christine brunet /aloys

Denis EMORINE
Ce soir vers 21 heures

A Ilona W.

 

 

 

Cette année là, j’avais été invité aux « Rencontres poétiques de S *** », petite ville située dans le Nord de la Roumanie, non loin de la Hongrie. Ce détail a son importance. Il y avait des écrivains de plusieurs nationalités, en majorité d’Europe de l’Est, et quelques Occidentaux, dont une poignée de Français d’ailleurs inintéressants au possible. Pour ma part, je fréquentais surtout mes amis  roumains et notamment Vasile, directeur d’une  importante maison d’édition de Bucarest, Oglinda.

         Et puis il y avait Marika…

         C’était d’ailleurs grâce à Vasile que j’avais été invité à ce colloque. Il traduisait mes poèmes et mes nouvelles dans quelques revues et projetait d’éditer une anthologie de mes textes  aux  Editions  Oglinda.

         J’avais rencontré Vasile en 1996 à Iasi. Nous avions immédiatement sympathisé. Comme beaucoup de ses compatriotes, il parlait  remarquablement ma langue maternelle, le Français. Excellent poète  et  prosateur,  il lui arrivait fréquemment d’écrire des poèmes et des nouvelles  en français, de les traduire en roumain et vice-versa. Vasile avait également traduit beaucoup d’écrivains francophones pour  différentes maisons d’édition roumaines.

         J’étais arrivé à l’ aéroport de Bucarest en début de soirée. Vasile et sa femme Ioana étaient venus me chercher. Celle-ci avait conduit toute la nuit pour arriver au petit matin à  S.

 

 

***.

Après avoir posé mes bagages dans ma chambre d’hôtel et fait une toilette rapide, j’avais rejoint le reste des participants dans un état de fatigue et d’exaltation bien compréhensible. Le débat commença : «  Quelle est la place de la poésie dans la société

contemporaine ? » Chacun, moi compris, avait planché sur ce vaste sujet. Les échanges avaient lieu dans la langue des participants avec traduction  simultanée.

         Nous prenions les repas en commun. Les frais du séjour étaient pris en charge par un organisme bancaire international, célèbre pour sa générosité ( !). Certains écrivains s’empiffraient sans retenue. « Ma foi, les Européens de l’Est sont affamés, c’est bien connu, me disais-je, c’est donc tout à fait excusable. » Le premier jour, au déjeuner, un Estonien ivre-mort s’était écroulé dans le restaurant, évacué discrètement vers l’hôpital le plus proche. Vasile se pencha vers moi : « Tu vois où  est la place de la poésie dans la société contemporaine? Par terre ! Quel beau symbole ! »

         Les conférences, débats et autres lectures de poèmes devant reprendre vers 16 heures, chacun vaqua à ses occupations : discussions à bâtons rompus, libations prolongées ou sieste voire les deux. Tandis que Ioana se reposait des fatigues du voyage - conduire sa vieille Renault 14 qui menaçait de rendre l’âme à chaque kilomètre relevait de l’exploit !  Dans les côtes surtout, le moteur, à bout de souffle, ahanait à tous les échos  - , Vasile et moi avions décidé de flâner ça et là, sans but précis. Plutôt cossue, du moins en apparence, S*** ressemblait beaucoup à une ville d’Europe de l’Ouest comme le remarquait fort justement mon ami.

 

 

 

        

Sur la place principale,  les prostituées – non, je ne dirai pas « putains », je déteste ce mot - étaient à la recherche du client potentiel. « Juste pour l’heure du goûter » me fit

remarquer Vasile avec un humour que, pour une fois, je n’appréciai pas. Nous discutions, en français naturellement, puisque ma connaissance du roumain se limite à quelques mots dont

certains ne sont pas des plus recommandables !   Vasile m’expliquait qu’un de ses manuscrits, confisqué sous la dictature, avait été retrouvé par miracle dans les archives de la Securitate. Violente critique d’un  régime totalitaire imaginaire sous la forme d’une parabole dont les censeurs n’avaient pas été dupes, « Razbunarea calicilor » (La revanche des miséreux)  venait d’être édité plus de vingt ans après, salué  par la critique roumaine comme le roman de toute une génération. Vasile avait l’impression de retrouver une jeunesse confisquée par la dictature ; ce qui le rendait quelque peu amer. Son roman allait être édité en Russie, traduit par notre ami, le poète Alexandre Karvovski. Nous projetions tous deux de le traduire en français.

         Soudain une jeune femme, presque une jeune fille, s’approcha de nous en disant : « Voulez-vous passer la nuit avec moi ? »

         Plus que la question adressée en français, c’est  l’extrême retenue de la formulation qui me surprit. Décontenancé, Vasile lui répondit en roumain d’un ton sec et moi en français : « Pardon ? »

         Elle répéta : « Voulez-vous passer la nuit en ma compagnie ? » Je la regardai plus attentivement. Elle semblait avoir  une vingtaine d’années, un peu plus peut-être. Ne sachant trop  que faire ou plutôt que dire, je m’entendis lui répondre : « Non, merci. »

Elle rit : « Politesse typiquement française ? » J’étais un peu embarrassé, je dois dire, tandis que Vasile manifestait de l’humeur : « Viens, on va être en retard ! ». Constatant mon

 

 

peu d’empressement, il ajouta : « Si tu as envie de tirer un coup, libre à toi,  tu la retrouveras ce soir ! Ca peut attendre, non ? »

         Nous nous éloignâmes, moi à regret, tandis que la jeune fille récitait le début d’un poème de Verlaine en me regardant. Je tournai la tête dans sa direction, m’arrêtai alors que

Vasile cherchait toujours à m’entraîner. D’une voix blanche, je balbutiai que je le rejoindrais. Il me jeta un regard sans illusions et dépourvu d’aménité, grommelant quelques mots en

roumain et s’en alla rapidement. J’ai levé les yeux. Elle était toujours là, me regardant attentivement. Je fis quelques pas dans sa direction. Elle me sourit et murmura alors : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine/ et nos amours faut-il qu’il m’en souvienne ? » Nous étions seuls ou, du moins, feignais-je d’ignorer les autres femmes très maquillées, trop vulgaires à mon goût. « Je m’appelle Marika… » me dit-elle en souriant. Je ne disais mot. Elle était brune, les cheveux lisses jusqu’aux épaules, plutôt svelte et jolie. Je me sentais mal à l’aise. Marika souriait toujours . « Je n’ai pas trop de temps » articulai-je. Je dois rejoindre les autres… » Je fis quelques pas, me retournai : elle n’avait pas bougé : « Ce soir, peut-être ? lui dis-je rapidement. Vers 9 heures ? »

         Marika s’esclaffa : « On ne dirait pas plutôt 21 heures en français ? » J’acquiesçai et m’enfuis sans me retourner.

 

 

Bien entendu, j’arrivai en retard au congrès. Une place était restée libre près de

Vasile. Je préférai l’ignorer, m’installant au dernier rang à côté d’un Macédonien qui me regarda curieusement. En anglais, je lui demandai si les débats avaient repris depuis longtemps. Il rit et me dit que oui. Maintenant, les invités allaient lire quelques poèmes ajouta-t-il. Je n’arrivais pas à me concentrer pour écouter les interventions. Je pensai à… Je fermai les yeux un instant. Une bourrade de mon voisin macédonien me ramena à la réalité :

 « Hey,  it’s your turn ! » Comment connaissait-il mon nom ? C’est vrai, j’ avais oublié que nous portions tous un badge avec notre identité et notre nationalité. On venait de m’appeler.

         D’un pas mal assuré, je me suis dirigé vers la tribune…Je m’approchai  du micro… J’aurais tellement voulu qu’elle soit là dans la salle…

 

 

 

Vers neuf heures ou plutôt vingt et une heures, j’avais réussi à fausser compagnie à mes hôtes, coupant court à un débat improvisé au cours du dîner  sur « la mauvaise conscience de l’écrivain ». Avais-je mauvaise conscience, d’ailleurs ? En tant qu’écrivain ou en tant qu’homme ? Difficile à dire…  Les deux, peut-être… Vasile me faisait plus ou moins

la tête. A vrai dire, je ne pouvais lui tenir rigueur de son attitude. Durant la semaine précédente, il avait organisé des rendez-vous en mon nom avec des éditeurs, un débat sur la littérature française contemporaine avec des professeurs de français et des étudiants au    centre culturel de S*** et je me dérobais sans cesse.

         Je marchais rapidement en direction de la « fameuse » place. Plusieurs femmes allaient et venaient ça et là…dans la fraîcheur de septembre. Aucune ne chercha à me retenir. Enfin, j’aperçus Marika. Mon cœur battit étrangement. Elle se précipita vers moi, me tendit la main : «  j’étais sûre que vous viendriez ! » dit-elle simplement. Je lui savais gré de ne pas me tutoyer comme si j’avais été n’importe quel client…

         Elle me prit par la main.  Tout simplement. Je la regardai. Marika était toujours vêtue de noir, les yeux couleur d’ambre, gracieuse, fragile et forte à la fois. Je sais, l’expression est banale mais je n’y peux rien puisque c’était la vérité. Nous avons monté un escalier plutôt raide. « C’est là » me dit-elle en ouvrant la porte d’une pièce minuscule. L’odeur de renfermé me suffoqua. Un simple lit-cage emplissait presque toute la pièce. Je me sentais oppressé La fenêtre était grande ouverte. « J’essaie pourtant d’aérer autant que je peux, me dit Marika comme pour s’excuser, mais… »

 

 

         Elle se tenait face à moi. Je me sentais terriblement gêné. Etait-ce la différence d’âge ? Un homme de quarante-sept ans et une jeune fille d’une vingtaine d’années ? Oh, non…mais comment lui faire comprendre…. Marika s’approcha de moi. Nous étions tous deux intimidés. « Est-ce que vous voulez… ? » commença-t-elle… Je fis signe que non. Elle ne sembla pas surprise de l’attitude de ce client plutôt déconcertant.

         « Je suis venu pour parler…murmurai-je, pour parler avec vous. Je ne veux pas…Je ne veux pas… 

- Coucher avec moi ?  prononça-t-elle en souriant.

- Oui… ou plutôt, non… »dis-je en m’asseyant sur le lit. Elle prit place à mes côtés.

 

 

         Nous avons parlé longtemps Elle était hongroise, étudiante en français. Prostituée occasionnelle pour payer ses études puisque ses parents, ayant tout juste de quoi vivre, n’avaient pas d’argent pour « entretenir » leur fille aînée. Marika faisait un mémoire sur les poètes français du début du 20ème siècle. A quelle université ? En Hongrie ? En Roumanie ? Elle ne désirait pas me le révéler. Je n’insistai pas. Ayant appris qu’un colloque sur la poésie

allait se dérouler à S***, elle s’y était rendue, avait emprunté cette misérable chambre à une amie pour mieux « s’adonner à cette activité alimentaire » selon ses propres termes.

         « Lorsque je vous ai entendu parler français avec votre ami roumain, je n’ai pu résister. Je vous ai accosté… »

         Le temps passait. Nous parlions toujours. Une idée folle me traversait la tête : Marika pourrait prendre la parole à ce colloque, je pourrais la présenter… Sottement, je le lui proposai. Elle fit non de la tête. Bien sûr, c’est elle qui avait raison. Une autre idée encore plus  folle s’empara de moi : la ramener en France où elle pourrait finir tranquillement ses études mais je n’osai le lui suggérer.

        

Je me levai pour partir proposant de la retrouver le lendemain, peut-être un peu plus tôt. « Non, pas demain, me dit-elle, parce que… » Je détournai les yeux. Elle était « prise », pensais-je. « Prise » quel horrible mot, vraiment ! Je lui tendis la main. Elle la serra sans mot dire. « Après demain, alors ? 

         - C’est entendu, après demain » me répondit-elle.

         Et je sortis rapidement sans me retourner. Une fois dehors, je frissonnai  mais cette sensation me fit du bien. Je  m’étirai un peu. J’étais engourdi. Je levai les yeux. La nuit était belle, ma  première nuit en compagnie de Marika…Je hâtai le pas. J’avais hâte de rentrer à l’hôtel. Les rues étaient désertes. Quelle heure pouvait-il être ? Je l’ignorais : j’étais ému et heureux à la fois. « Tu es complètement fou, mon pauvre ami, me dis-je. Tu ne changeras jamais ! » Comme pour me donner raison, un chat miaula tristement, tout proche. J’aurais aimé le caresser mais il ne se montra pas.

 

- Alors, ça va comme tu veux avec ta pute ? »me lança Vasile, le lendemain matin. Je ne répondis rien. Je l’aurais volontiers giflé mais comment lui en vouloir ? Les apparences étaient contre moi. Je décidai brusquement de téléphoner à Paris à ma femme. « Comment vas-tu ? me demanda-t-elle. Tu as l’air bizarre. » J’avais beau lui affirmer que le voyage, le trajet en voiture m’avaient fatigué, elle n’était pas dupe. « Ne t’inquiète pas, je vais bien mais je me sens un peu étrange depuis mon arrivée. » et je raccrochai un peu trop rapidement après avoir pris machinalement des nouvelles des enfants.

         La journée s’écoula. Inexorablement. Pourtant, au centre culturel  avec les autres Français, j’avais momentanément oublié Marika. Vasile m’avait chaleureusement présenté à l’auditoire. J’avais lu quelques nouvelles. Les questions des étudiants étaient intéressantes.

« Je ne la verrai pas aujourd’hui » pensais-je… Je décidai de présenter mes excuses à Vasile qui avait tellement fait pour moi mais comment lui expliquer la situation ? Vasile accepta mes excuses de bonne grâce  en m’avertissant néanmoins que les éditeurs roumains n’étaient pas à mes ordres, et que c’était à moi de me présenter le plus vite possible pour prendre à nouveau rendez-vous. J’en convins. Mon ami me regardait curieusement. Nous nous connaissions depuis longtemps mais je voyais mal comment lui révéler la situation :  Marika m’intéressait  comme interlocutrice et non comme…Incrédule, Vasile aurait probablement ri en me disant avec une de ces expressions françaises qu’il affectionnait : « qu’il ne vendrait pas la  mèche et que j’étais un grand garçon… »

         Bien sûr, le lendemain, je revis Marika et le surlendemain encore… Mon séjour touchait à sa fin. J’aurais voulu… Qu’est-ce que j’aurais voulu, au juste ? Prolonger mon séjour ? Ne plus la retrouver le soir « vers 21 heures » ? Rompre, si on peut utiliser un mot aussi ambigu… ou tout simplement annoncer d’un ton léger à ma famille: « Voilà, je vous présente Marika. Elle est étudiante en français, elle se prostitue pour payer ses études. Elle va loger chez nous » ? Mais, c’est bien connu, l’être humain est  généralement veule. Sans doute ne faisais-je  pas exception à la règle.

         La veille de mon départ arriva. Ce soir-là, elle n’était pas « prise » ou, peut-être, s’était-elle libérée pour moi . J’arrivai un peu en avance sur la « fameuse » place où la fraîcheur vespérale avait cessé de m’atteindre. Comme si elles s’étaient donné le mot depuis le début, les prostituées ne firent pas attention à moi. Ni moi à elles. Toutes vêtues de noir…elles allaient et venaient en silence. A quoi était due cette tenue inhabituelle ? Vaguement écoeuré par des parfums bon marché, trop capiteux à mon goût, j’errai au milieu d’un étrange ballet féminin qui m’évoquait celui de la mort en quête de quelques victimes consentantes  . J’avais la gorge sèche. Mon étudiante se précipita vers moi, la main tendue. Elle avait l’air ravie de me voir. Je gardai cette main dans la mienne, un peu

trop longtemps peut être. « Et si nous allions quelque part manger un morceau ? » proposai-je. Marika secoua la tête « Non, j’ai ce qu’il faut dans ma chambrette ». Je n’insistai pas. « Je pars demain »lui dis-je rapidement. Elle ne répondit pas, tourna la tête vers moi en souriant : « Demain, dès l’aube, à l’heure ou blanchit la campagne, / je partirai. / Vois-tu, je sais que tu m’attends . » commença-t-elle. Je l’arrêtai d’un geste : « Avez-vous un poème prêt pour chaque circonstance  de la vie ? » Son sourire désarmant me serrait le cœur.

La chambre était toujours aussi minuscule. Nous trouvâmes un petit coin sur le lit, comme d’habitude. Les mots , de part et d’autre, avaient peine à sortir. Tête baissée, fixant obstinément le sol recouvert d’une moquette qui avait dû être bleue, je réfléchissais. Marika portait un foulard rouge sur son éternelle robe noire. Le  cadeau d’un client ? Un symbole que je ne comprenais pas ? Elle se tourna vers moi, le retira doucement et me le tendit.

« C’est pour vous »  dit-elle enfin. 

Je lui pris la main :

« Je n’oublierai pas.. » commençai-je.

- Il ne faut pas dire ça…il ne faut pas , murmura la jeune fille.  Vous devriez partir à présent. 

- Vous me chassez ?

- Non… mais le moment des adieux est toujours délicat et puis…nous ne nous reverrons pas » .Je restai silencieux. Et soudain : « Marika, je peux vous laisser mon adresse… ou alors si vous me donnez la vôtre, je pourrai vous envoyer des livres pour vos études… »

Son visage était tout proche à présent. Ses yeux dans les miens. Couleur d’ambre.

Elle prononça quelques mots dans une langue inconnue…Du hongrois ? Quelle importance…

La chambre était dans la pénombre. Moi aussi. Les mains de Marika glissées dans les miennes. Elle  appuya sa tête sur mon épaule. Très doucement. Je ne bougeai plus. Le temps s’était arrêté. J’avais envie de rester là à jamais. Qui nous surprendrait ainsi ? La mort ?

 

 

 

Moartea, moartea mereu…

în oglinzi

opaca

cu gratii de sînge…

 

 

Ces quelques vers de Vasile me revenaient  lentement en mémoire…

 

J’avais apporté mon dernier  roman à Marika. Elle battit des mains comme une enfant.

Pour dissiper mon trouble ou plutôt notre trouble, je tentai de lui résumer l’histoire : « Il s’agit d’un homme dont la femme vient de mourir. Elle était russe. Fou de chagrin, il part à Moscou et décide de rechercher les origines de la défunte, des traces de sa famille. Il erre désespérément dans les rues et dans les cimetières, dort n’importe où, interroge les gens pour garder un souvenir d’elle. On le prend pour un fou.. . ». Je m’arrêtai. C’était dérisoire. Je sentais le souffle de Marika sur ma joue, sur mes lèvres…

         « Il faut que vous partiez maintenant. Nous allons peut-être faire une folie… »

Pourquoi avais-je du mal à distinguer son visage à présent ? La fatigue, bien sûr, l’éternelle fatigue ! Pour quelles raisons se cache-t-on toujours la vérité ? Pourquoi ? Il était

trop tard pour s’interroger. Je connaissais trop bien la réponse. L’être humain est veule … Pourquoi aurais-je fait exception à la règle ?

         Je me suis levé avec maladresse. Marika s’est approchée. Je me suis réfugié dans ses bras, le visage enfoui dans ses cheveux. Elle a prononcé quelques mots en hongrois…

 

 

 

 

Aujourd’hui ,j’ai reçu une lettre de Vasile. Je suis invité en Roumanie à S*** tout près de la frontière hongroise.

 « Il y aura beaucoup d’écrivains.  Je compte absolument sur toi, m’écrivait Vasile, tu vas recevoir un  grand prix de poésie ( je ne devrais pas te le dire ) et, à cette occasion, je vais éditer une anthologie de tes textes dans une édition bilingue français/roumain. Ah, j’oubliais…Un éditeur hongrois m’a contacté récemment. Il va t’ écrire : il souhaite beaucoup éditer ton dernier livre… »

 

 Denis Emorine

 

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La mort, toujours la mort…

dans les miroirs

opaque

avec ses barreaux de sang…

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Visions apocalyptiques, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par christine brunet /aloys

VISIONS  APOCALYPTIQUES

 

Cela fait deux jours que Gabrielle Robert est enterrée. Depuis, la région est recouverte d’un épais brouillard, qui semble prolonger ainsi le deuil d’une enfant du pays. Un orage annonce son arrivée en grondant dans le lointain. Il se prépare à embraser le ciel et à bombarder la contrée d’une pluie diluvienne.

De santé précaire, Gabrielle Robert a mené une existence de trente ans sans guère d’intérêt. Ses maigres ressources disparaissaient promptement dans le gousset du médecin qui tentait, vaille que vaille, de lui maintenir la tête hors de… la fosse, avec un faible succès. Le physique de la pauvre fille se dégradait; aucun signe ne se profilait à l’horizon qui aurait pu rendre un peu d’espoir à Gabrielle. En attendant que sonne le glas, elle vivotait, poursuivant, bon gré mal gré, son chemin de croix avec la dignité conférée à ceux qui souffrent.

Le jour de sa visite, le médecin trouva porte ouverte et silence complet dans la demeure de Gabrielle Robert. L’homme de science se rendit à l’étage pour constater que sa malade, allongée sur son lit, ne donnait plus aucun signe de vie.

Alertées, les Autorités s’occupèrent de faire inhumer la défunte.

 

René Lorge est le gardien du cimetière où repose Gabrielle. Le calvaire de la jeune femme l’a ému au point de le révolter : pourquoi le destin s’est-il acharné sur cette malheureuse ? Qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Voilà un mystère que René aimerait élucider. Ce n’est pas le seul, car, du fond de son cabanon, flanqué à l’entrée de la nécropole, notre gardien ne se contente pas de rêvasser devant l’enceinte grise et lépreuse du cimetière… l’homme lit des tas de bouquins, s’interroge à propos d’une foule de choses au sujet desquelles il voudrait obtenir des éclaircissements… tiens, par exemple, parlez-lui des deux grandes questions fondamentales de la vie : le commencement et la fin. Il est intarissable là-dessus. Tout ce qui touche à notre présence et à notre destin ici-bas le passionne et l’intrigue… voilà pourquoi, l’infortune de Gabrielle Robert est digne de requérir toute son attention.

« Pour le commencement, je ne sais pas, mais pour la fin, t’es aux premières loges, René » se plaît à ironiser son pote, Albert, le fossoyeur.

La préoccupation est universelle quant au mode dans lequel le monde et la vie humaine ont commencé et, encore plus important, comment finiront-ils ou quelles catastrophes l’homme devra-t-il annihiler pour survivre ?

Les prophètes, tant religieux que profanes, se sont également intéressés à l’éventualité d’une apocalypse totale. Le voyant français du XVIème siècle, Nostradamus, habituellement sibyllin quand il s’agit de dates précises, choisit d’être exact à la prédiction suivante :

« En l’an 1999, au septième mois, viendra du ciel, un grand roi de terreur… »

La théologie islamiste a prophétisé que la religion musulmane durera jusqu’à peu de temps après que l’homme a marché sur la lune. Selon une tradition bouddhiste, le bouddhisme se terminera avec la déposition du treizième Dalaï Lama, ainsi que c’est arrivé.

Une prophétie de l’Ancien Testament dit que la deuxième venue du Messie viendra dans le cours d’une génération après la réadaptation des juifs dans leur patrie originelle.

Et celle qui est la plus splendide réalisation de la civilisation meso-américaine, le calendrier Maya, indique une interruption catastrophique à la date du 24 décembre 2011 qui devrait correspondre à la fin de l’époque actuelle, la cinquième, de l’histoire de l’humanité.

Le cinquième ciel, appelé Toniatiuh, devrait prendre fin avec d’imminents cataclysmes ou séismes.

L’importance de ces divers mythes et traditions de menaçants désastres ne consiste pas dans le fait qu’ils varient de dates mais, dans leur concordance et impressionnante convergence vers la fin de l’actuel second millénaire, le 2000 A.C. en astrologie, l’ère des poissons. Reste à savoir si les anciens avaient raison…

… Et Albert de mettre son copain René en garde contre ses lectures :

« Qu’est-ce que t’as besoin de te prendre la tête avec ces trucs de dingues… qu’est-ce que ça peut foutre d’où qu’on vient et où qu’on va… regarde la pauvre Gabrielle et tous les autres… toi, moi… on vient tous d’une mère et on finit tous dans le trou, point final. »

Quand le fossoyeur fait son entrée dans la cahute de Lorge, de puissants éclairs déchirent le firmament dans de fracassants roulements du tonnerre comme si, là-haut, on avait décidé de tirer quelques tardives salves en l’honneur de Gabrielle Robert.

« Dis donc, René, il te resterait pas un peu de café, par hasard ?… Avec ce qui va dégringoler, je me réchaufferais bien un peu… 

- T’as de la chance, Albert, je viens juste d’en passer… je te sers une tasse…

- Merci… en venant, vu le temps qui se prépare… je pensais aux prédictions de tes fameux bouquins…

- Tu ne les as jamais lus !

- Oh, mais tu m’as suffisamment raconté… tiens, la dernière fois, je n’osais pas m’endormir par peur de pas profiter de mes derniers instants…

- T’en fais pas, l’apocalypse, ce n’est pas pour demain… tout au plus, pour après-demain…

- Arrête, je vais trouiller à nouveau… tiens, à propos de trouille, en jetant les premières pelletées sur le cercueil de la pauvre Gabrielle… j’en ai ressenti une bonne, de trouille…

- Ah ?… Voilà que le travail te fait peur maintenant.

- Déconne pas, je te jure que c’est la première fois que ça m’arrive… c’était… à cause du bruit…

- Le bruit ?  

-… Des coups sourds… ils venaient de sous-terre… du cercueil de Gabrielle… »

Les feuilles des fiers cyprès s’agitent frénétiquement et se courbent aussitôt sous la violence effrénée du vent qui se déchaîne avec une rare sauvagerie. Un éclair vient zébrer les tombes, immobiles et quiètes; l’ouragan fait rage, inondant le sol d’une pluie drue et battante. De puissantes bourrasques accompagnent l’averse, obscurcissant le ciel lavé, noyé dans la grisaille. Sous la poussée d’une nature dévastatrice, quelques branches cèdent. Elles gisent, tordues, sur le sol détrempé. Par dizaines, les pots de fleurs, sortis des alvéoles, tournoient sur les sentiers, vidés de leur contenu qui s’écrase ou s’accroche aux grilles des tombes dont les portes, rouillées, grincent lugubrement. Une fosse récente, prise sous l’avalanche, se remblaie sans peine. Une croix haute et mal assurée s’abat au sol, brisant sur son passage une autre croix ancienne. Les allées en pente du cimetière sont des rus sur lesquels flottent des fleurs et des vases qui n’ont pas résisté aux assauts de l’averse qui redouble de violence. C’est le spectacle dantesque d’une infinie désolation qui s’offre à René et à Albert, spectateurs silencieux, impuissants, collés à la fenêtre du cabanon. 

« C’est la fin du monde » lâche sentencieusement René.

« Tu m’avais cependant dit que ce serait pas pour tout de suite » s’inquiète Albert. Lorge ne relève pas la remarque du fossoyeur. Il poursuit sur une autre idée :

«  Quand il fera plus calme, nous irons sur la tombe de Gabrielle…

- T’as juré de me faire peur, toi…

- Ce n’est pas moi qui ai parlé de bruits suspects… mon idée est que ça doit être un rongeur, ton bruiteur…

- Oui, c’est ça, un rongeur… un rat assurément… y en a beaucoup dans le coin… »

Mais le déluge se prolonge au-delà des heures de prestations des deux hommes, obligeant René à repousser au lendemain le désir de se rendre sur la tombe de Gabrielle Robert. Ils prennent congé l’un de l’autre et chacun regagne ses pénates en se protégeant du mieux qu’ils peuvent de la nature en folie.

Rentré chez lui, Albert, trempé jusqu’aux os, baisse les volets avant de prendre une douche et de se préparer un lait chaud auquel il ajoute du rhum. Efficace, paraît-il, pour éviter d’attraper la crève. Et puis le rhum, ça peut se boire comme du petit lait, bien que le goût soit meilleur et les effets, différents. Le fossoyeur se ressert alors un verre, un deuxième… le troisième l’envoie au pays des songes.

Je crois que j’ai oublié de fermer la porte de derrière à clé… elle vient de s’ouvrir… sans doute sous la poussée du vent… j’entends des bruits de pas… ça ne peut être le vent. Le vent qui marche… allons donc… ce serait du jamais vu… qui donc se permet de s’introduire chez moi ? Un voleur ? Quelle idée de voler chez un fossoyeur, y a rien à prendre... et puis, y a pas de voleur dans la région… il vient peut-être d’ailleurs…et, s’il vient d’ailleurs, il ne me connaît pas… par conséquent, il ignore que je suis fossoyeur et c’est pour ça qu’il vient dans ma maison dans le but de me voler… il faut que je me lève et que j’aille voir qui est là… pas facile, j’ai l’impression de peser une tonne et puis, ce mal au crâne… faut cependant que j’y arrive… j’ouvre les yeux… aïe, ma pauvre tête… tout est noir, je vois rien… je suis peut-être devenu aveugle… mais non, bêta, il fait nuit… j’entends le tonnerre gronder… ce qui m’empêche en rien de distinguer les pas qui descendent l’escalier menant au grenier… je commence à avoir une sacrée pétoche… faut que je prenne quelque chose pour me défendre, des fois que le voleur m’agresserait… et si je criais ? Le type prendrait peut-être peur et filerait aussitôt… tiens, les pas se sont arrêtés… est-il parti ?… Une impression bien plus inquiétante m’envahit… je sens une présence dans mon dos ainsi qu’une odeur aux relents nauséabonds de la putréfaction… trop tard pour crier… trop tard pour m’armer… je dois prendre mon courage à deux mains… mais le verrais-je ? Il fait si noir… je n’ai pas le choix si je veux me défendre… je fais brusquement volte-face et… là, devant moi, à quelques mètres, c’est l’horreur sans bornes… j’aperçois Gabrielle Robert !… Ses yeux sont vides, exorbités, sans la moindre lueur, effrayants de fixité. Sa bouche, privée de lèvres, laisse apparaître une dentition pourrie, tachée de sang… du sang, il y en a partout sur elle… sur son corps décharné, sur ses bras pantelants aux bouts desquels, les mains ne sont plus que des moignons sanguinolents… je recule, terrorisé, en la voyant s’avancer vers moi d’un pas heurté, recroquevillée dans l’état repoussant de la mort atroce, rabougrie dans sa pestilence… elle s’avance hésitante, du pas des morts, remplissant la pièce d’infection… que me veut-elle ?... M’entraîner au royaume des morts ?… Et pourquoi, moi ? Par vengeance ? Si je l’ai mise en terre, c’est parce que c’est mon boulot, je ne sais rien faire d’autre… faut quand même que je mange… alors, par pitié, va-t’en, Gabrielle !… Va-t-en ! Va-t-en ! Va-t-en !…                 

Tout en hurlant, Albert flanque des coups de pied dans le vide. A force de gesticuler, il bascule du divan où il s’était endormi et se retrouve sur le tapis, le visage en sueur. Il regarde autour de lui. Il n’y a personne… l’odeur a disparu… il n’y a que les «plic ploc» de la pluie qui tombe sur le toit.

«Un cauchemar, c’était qu’un horrible cauchemar… pourtant si réel… j’avais l’impression que je pouvais la toucher… et cette odeur !… Si présente… faut que j’en parle à René… quelle heure est-il ?… Vingt-deux heures, il doit encore être debout…»

A l’autre bout du fil, Lorge prend l’histoire d’Albert très au sérieux même si, en définitive, il ne s’agissait, de toute évidence, que d’un mauvais rêve. Après un court silence, René demande :

« Euh… t’es sûr pour les bruits le jour de la mise en terre de Gabrielle ?

- Absolument, mais comme t’as dit, ça ne pouvait être qu’un rongeur…

- Oui, mais… depuis, y a ton cauchemar… et qui t’as vu dans ton cauchemar ?… Gabrielle ! Ça crée une drôle de coïncidence, tu trouves pas ?…

- Je ne vois pas le rapport…

- Y en a peut-être pas, du moins je l’espère…

- Mais, enfin, René, quels liens y aurait-il entre…

- Tout simplement que les deux fois… Gabrielle… t’a lancé un appel à l’aide.

- Absurde, voyons, puisqu’elle est morte…

- Elle est morte, elle est morte… dans le fond, es-tu certain qu’elle le soit, morte ?… T’as vu le corps ?

- Ben non, puisqu’il était déjà dans le cercueil...

- Et si elle ne l’avait pas été…

- Dans le cercueil ?

- Non, morte…

- Le médecin l’aurait constaté…

- Il a pu se tromper… de son vivant, la pauvre ressemblait déjà à un cadavre...

- De là à enterrer quelqu’un vivant…

- Et pourquoi pas ?… Des erreurs, tout le monde en commet…

- Pas à ce niveau-là…

- Et pourquoi pas, M’sieur Albert ?

- Je me demande si tes bouquins ne te turlupinent pas un peu la tête ?

- Laisse mes bouquins tranquilles, y z’ ont rien à voir avec ça…

- Bon, O.K., te fâche pas… qu’est-ce que tu proposes ?…

- Y a pas trente-six solutions… j’en vois d’ailleurs qu’une…

- Laquelle ?

-… Ouvrir le cercueil de Gabrielle Robert…

- T’es dingue, on ne peut pas faire ça… on va avoir des ennuis…

- Je veux surtout en avoir le cœur net… et puis quels ennuis tu veux qu’on ait ?… Qui c’est le gardien du cimetière ?… Qui c’est le fossoyeur ?…

- Je ne pourrais jamais faire ça…

- Et si… si ça te permettait de sauver une vie ?

- C’est aberrant ce que tu dis…

- On va tout de même tenter le coup, bien qu’à mon avis, il soit trop tard… rejoins-moi au cimetière d’ici une bonne demi-heure… le vent s’est calmé et il pleut presque plus… »

Albert constate en effet qu’il n’entend plus la pluie faire des claquettes sur le toit. 

Quand le fossoyeur arrive au cimetière, le gardien y est déjà, à faire les cent pas.

« Dépêchons-nous, au plus vite ce sera fait… lance, d’emblée, Lorge.

- Imagine que Gabrielle… vive toujours… comment va-t-on expliquer la profanation ?

- Arrête de te poser des questions, on avisera après… bien que je te le répète, on a peu de chance de la trouver en vie…

- Je n’aime pas ça du tout…

- Et moi, tu crois que j’aime ?… On n’a pas le choix… »

Ils se mettent au travail sans tarder. Ce travail éprouvant, tant sur le plan physique que mental, leur envoie des frissons dans la colonne vertébrale. Sans compter que, la nuit, dans un cimetière où, de temps en temps, des feux follets apparaissent fugitivement, n’est pas le meilleur endroit pour une parfaite tranquillité d’esprit.

René se tient accroupi auprès de la lanterne qui diffuse une lumière blafarde, pendant que son compagnon de mystère creuse et creuse encore, faisant un parapet de cette terre boueuse dont il sort les pieds par succions.

Le cercueil apparaît et les deux hommes, conscients de ce que le plus dur reste à faire, s’autorisent une pause. Après quoi, Albert crache dans ses mains, saisit une pioche à bout de bras et enfonce le côté pointu de l’outil sous le couvercle de la bière avant d’exercer une pesée qui fait éclater le bois en deux morceaux.

Le visage crispé, René et Albert sont épouvantés devant le spectacle atroce qui s’offre à eux : les traits ravagés de Gabrielle, tordus dans un ultime appel, sont penchés vers les moignons sanguinolents où se trouvaient ses mains, que la malheureuse a rongées jusqu’à l’os. 

« Comme dans mon cauchemar… je la vois telle que je l’ai aperçue dans mon cauchemar, répète Albert, hébété.

- Elle a été ensevelie… vivante… elle a appelé désespérément… d’où les bruits que t’avais entendus… alors, pour tenir le coup, affolée, elle a mangé ses mains… mon Dieu, quelle horreur…

- Je suis plus sûr, à présent, que c’était un cauchemar…

- Qu’est-ce que tu racontes ?…

- Elle semblait si réelle…

- Allons, tu dérailles… on a jamais vu un mort réussir à…

- Mais puisqu’elle n’était pas morte !… Enfin pas tout de suite…

- Et comment donc aurait-elle pu sortir de la tombe, hein ? Si elle avait su… elle n’aurait pas appelé à l’aide… elle se serait pas mutilée… t’as bien vu le mal que t’as eu pour ouvrir le cercueil… alors, tu penses, affaiblie comme elle l’était…

- Ecoute, je sais plus… tantôt tu me dis qu’elle a appelé parce qu’elle n’était pas morte… tantôt que, même pas morte, elle ne pouvait pas sortir du cercueil… tu ne crois pas qu’on perd tout doucement la boule ? Alors, avant de devenir complètement cinglé… je me barre… je veux plus de ce boulot… plus de cette vie ici…

- Ressaisis-toi, Albert… on va reboucher le trou et on ne dira rien à personne…

- Rebouche-le si tu veux, mais moi, je ne peux pas… j’aurais l’impression de la tuer une seconde fois.

- Y a pas plus de seconde fois que de première qui tienne, enfonce-toi bien dans le crâne que t’as tué personne… elle était morte ou du moins, considérée comme telle.

- Oui, mais elle l’était pas et c’est moi qui l’ai mise en terre…

- Bougre de tête de mule, comment pouvais-tu savoir puisque… Albert ! Albert ! Où cours-tu ? Reviens, bon sang, excuse-moi si je t’ai blessé… reviens, merde… tiens, je vais préparer un café bien chaud, ça nous remettra les idées en place… Albert !…  »

Les appels de René Lorge ne reçoivent aucun écho. Le fossoyeur s’enfonce dans la nuit pour ne plus reparaître, jamais ! Aujourd’hui, nul ne sait ce qu’il est advenu de lui. Est-il toujours en vie ? Dans ce cas, où se terre-t-il ?... Certains esprits malins prétendent qu’il vit de rapines et se cache dans un trou profond, recouvert de branchages, comme pour se punir d’avoir enterré, vivante, Gabrielle Robert. Des battues sont effectuées dans la région, sans résultat...

La catalepsie est la perte momentanée de l’initiative motrice avec conservation des attitudes.

Autrefois, elle était une des phases de la grande attaque d’hystérie. Elle paraît liée à une sorte de réflexe que provoque l’idée fixe. Le plus souvent, la catalepsie est une manifestation de pithiatisme (présence de calculs dans un organisme), et c’est pourquoi on l’observait si souvent dans les salles des hôpitaux. On la rencontre non seulement dans l’attaque d’hystérie mais aussi dans la démence précoce.

Les sens, principalement l’audition et la vision, conservent leur acuité, et l’intelligence ne paraît pas sensiblement affectée.

La catalepsie peut être aussi brusquement déclenchée, surtout quand il s’agit des pithiatiques, par un bruit soudain, un éclat de lumière, etc… alors, le patient demeure dans la position où la crise l’a surpris. Quelques inhalations d’éther réussissent à faire disparaître le malaise, mais son véritable traitement est celui de la maladie dont elle dépend.

René Lorge s’est bien documenté sur le phénomène de catalepsie. Il en est arrivé à la conclusion que, tout comme la fin d’une existence, l’apocalypse peut être postposée… ce qui lui laisse l’espoir de vivre encore un certain temps… sauf, bien sûr, si on l’enterre vivant…     

… Mais que René se rassure, depuis cette triste affaire, les Autorités ont décrété que, désormais, chaque mort, dans la région, sera soumis à un examen sérieux avant d’être enseveli.

 

Alain Magerotte

Une nouvelle tirée de "le démon de la solitude"

 

http://www.bandbsa.be/contes/magerotte3rectoverso.jpg

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Terreurs nocturnes, une nouvelle d'Adam Gray - Une fin alternative

Publié le par christine brunet /aloys

 

 PHOTO pour 4me de COUVERTURE (ADAM GRAY)

Terreurs nocturnes


Bonus : la fin alternative…

 

– Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre no… commença-t-elle.

 

Quatre griffes, qui venaient de percer la surface, entraînèrent la jeune femme tout au fond de l’eau, et plus profondément encore… dans sa propre baignoire.

Dans la glace de la pharmacie entrouverte, les deux yeux jaunes, satisfaits, regardaient les bulles remonter à la surface…

Couleur grenadine.

 

Que vous l’appréciez ou non, n’oubliez jamais… jamais !… chers lecteurs, ce qu’a écrit Stephen King : « Plains ceux qui ont peur car ils créent leurs propres terreurs. »

 

Ils nous épient. À chaque instant. Ils nous guettent…

« Ils », ce sont les monstres de nos terreurs nocturnes d’autrefois.

En vérité, je vous le dis, prenez garde, chers lecteurs !… Prenez garde à vos pensées. Ils sont LÀ !… N’attendent que cela : que vous leur donniez vie.

Ils sont là – NON ! N’allez pas vérifier !… –, dans la glace, quand vous refermez la porte de votre pharmacie.

Ils sont là, dans le tiroir de votre commode. Là, dans votre armoire. Là, derrière vos vêtements, dans le dressing… LÀ !… Sous votre lit.

Ne vous retournez pas… Ne bougez surtout pas, non. Ils sont là… à cet instant précis… au-dessus de votre épaule… alors que vous lisez ces lignes. Ils n’attendent… QUE ÇA !… que vous vous retourniez… Que vous les regardiez ! Pour vous…

 

Hein ?

Qu’est-ce que c’est ?

 

L’auteur se leva, afin d’aller voir qui frappait sur les baies coulissantes de son refuge. Il découvrit deux mots tracés en lettres de sang sur l’une des vitres : JE VIS.

 

Une semaine plus tard…

 

…Au 13h.

 

– Alors que venait de paraître son autobiographie intitulée L’Enfer, c’est de n’avoir pas pu prendre un seul malheureux mois de vacances en 20 ans, l’écrivain Adam Gray, bientôt 40 ans, adulé par ses lecteurs mais souvent la cible de certains critiques le jugeant… « populaire », « grande gueule », s’est donné la mort en se tranchant la gorge dans son chalet d’Orcières-Merlette… L’écrivain a filmé son suicide, comme un ultime témoignage morbide à ses fans… La vidéo a été découverte par son agent artistique sur son ordinateur. Par ailleurs, cette vidéo tendrait à prouver que l’écrivain, dont le best-seller, Ainsi, je devins un Vampire…, venait tout juste d’être adapté au cinéma avec le comédien Ben Barnes en vedette, aurait perdu tout contact avec la réalité… Attention, chers téléspectateurs. Ces images, dévoilées en intégralité, sont des plus choquantes.

 

À qui regardera cette vidéo… Je m’appelle Adam Gray. J’écris des romans.

Saviez-vous qu’il arrive parfois que la fiction dépasse la réalité ? Il arrive parfois qu’on engendre un personnage si mauvais qu’il est bien trop puissant pour être contenu dans les pages d’un seul livre. J’ai créé ce personnage… Tout a commencé il y a ( ?) une semaine. Désormais, il me dicte ce qu’il veut que j’écrive… et uniquement. Si je ne le fais pas, il me harcèle, me fais tomber dans les escaliers… Bref ! J’ai perdu tout contrôle sur lui. Putain de démon aux yeux jaunes… Pouvez-vous me dire pourquoi je n’ai pas choisi d’écrire des trucs tout mignons, plutôt ? Des trucs comme… Martine ! J’ai peur, putain… Pas pour moi, non il est trop tard, pour moi… J’ai peur pour ma famille, ça oui. J’ai peur pour vous. Car il est vivant. Vivant, vous dis-je… La seule façon de le faire disparaître c’est de disparaître moi aussi, je crois bien. Je l’espère… Si je me plante, que Dieu me pardonne… Il se servira des terreurs nocturnes de votre enfance pour vous atteindre… vous emmener. Gardez toujours une croix, sur vous !… Ça le repoussera… un moment. Prudence, surtout… Car il est peut-être déjà chez vous… Au-dessus… de vous. Derrière…

 

Fais chier, merde !

Bon… Euh… À tout le monde : je vous aime. Maman, papa… Bengali, Félibelle, Misty…

Avant de… (Mais… il est où, ce putain de scalpel ?) Désolé… Ceci est pour mon éditeur : Laurent, je t’ai envoyé les tapuscrits II et III qui font suite à Ainsi, je devins un Vampire…, O.K. ? Si besoin, y a des copies chez ma mère, sur toutes mes clés USB. Et tu n’oublies pas, surtout ! Si la New Line veut poursuivre avec mes bouquins, JE NE VEUX PAS DE SHYAMALAN ! Plutôt mourir deux fois que laisser cet has been jouer avec mes personnages ! Vois avec Aja, Gans, Leterrier… Ils sont cools, ceux-là. Mais Shyamalan : NON ! NICHT ! DEĞİL !

En réalité… Qu’est-c’qu’on en a à foutre de tout ça ?… Si je me plante, tout le monde va crever, de toute façon, et la Terre deviendra le Musée des Horreurs…

 

( ?…) Merde… Il revient, cet enc !… Vous l’entendez ? Vous entendez, ÇA ? Vous l’entendez frapper à la porte ?

TU CROIS QUE TU ME FAIS PEUR, EMPAFFÉ !?! Tu vas avoir une surprise… Allez, courage, Ad… C’était le romancier Adam Gray. Bonne chance à tous… Quant aux plus malchanceux, je vous dis à très bientôt…

 

La chaîne de télévision imposa alors un écran de mire. Le téléphone de la jeune femme sonna.

 

– Ils vont me virer, MERDE ! hurla la journaliste. Enfoiré d’écrivain désaxé mégalo !!! C’était bien trop gore !!! J’aurais dû la visionner, cette vidéo !

 

– Allô. Allô !… Aaallôôô ! Mais qui diable est au bout du fil, bon sang !?! Répondez ! Bon. Je vous préviens, je vais raccrocher. Un… Deux…

 

– TU VAS CREVER, CONNASSE !!!

 

 

 

 

Adam Gray

adam-gray.skyrock.com

adam-gray.over-blog.com

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L'homme du tramway, une nouvelle de Christine Brunet

Publié le par christine brunet /aloys

 

Photo Christine Brunet

 

L'homme du tramway...

 

 

 

 

     Il fait une chaleur torride en ce mois d’août à Moscou. Le centre ville est loin, à plusieurs kilomètres à l’Est. C’est la banlieue faite de barres grises et jaunes surpeuplées et parfaitement alignées, de rues tirées au cordeau surlignées de véhicules increvables.

 

     Un arrêt de tram au bord d’une voie ferrée sur Baumanskaya. Pas de quai. Un abri en ferraille, des herbes sèches entre les traverses et entre les deux voies. C’est midi et une foule besogneuse s’agglutine contre le rail brûlant qui s’étire tout droit de part et d’autre de la station. Personne ne parle.

 

     Tout au bout, en limite de vision, la silhouette rouge et blanche montre le bout de son nez. Un murmure se répand comme une traînée de poudre. Les gens s’agitent, se préparent à escalader la marche un peu haute pour s’entasser dans la boîte de sardine surchauffée.

 

     Le bruit métallique augmente. Le mouvement de foule s’intensifie. Parmi eux, un homme aux cheveux bruns un peu longs joue des coudes et s’attire les foudres des babouchkas bousculées. Il serre contre son tee-shirt noir aux couleurs des Rolling Stones un cabas en plastique bleu et blanc. Il pousse et s’active pour atteindre le premier rang. Derrière, un autre profite de l’opportunité dans son sillage.

 

     Là-bas, à trois cents mètres à peine, la machine s’est arrêtée à Aptekarski… Une petite minute et les portes se referment. C’est leur tour.

 

     Cent mètres, soixante, cinquante… Les freins serrent dans le vacarme crissant habituel. Un hurlement puis un second. La foule s’écarte soudain, rejetée en arrière par une force terrifiée. Le conducteur passe la tête hors de sa cabine, fronce les sourcils, se penche puis fait sonner deux fois la cloche de son avertisseur et met en panne. Il débloque sa porte, hurle pour se frayer un passage parmi les passagers apathiques, saute à terre et suit des yeux les doigts qui lui désignent l’impensable : sous les roues de son tram, un bras ensanglanté. Du sang sur la carrosserie. Il s’agenouille et distingue, dessous, un corps ou plutôt, ce qu’il en reste.

 

     Un juron bien senti et il se tourne vers les visages anonymes soudain moins nombreux, sort son portable et appelle la police. Que faire d’autre ? Il repousse les trop curieux et cherche à comprendre :

-  C’était qui, ce mec ? Quelqu’un le connaît ?

 

Un brouhaha mais aucune réponse distincte.

-  Quelqu’un a vu ce qui s’est passé ? reprend-il en évitant de penser au carnage.

-  Moi ! J’ai tout vu ! hurle un bonhomme maigre au visage mangé par une barbe grise de plusieurs jours. On l’a poussé !

-  Vous êtes sûr ? C’est pas un suicide ?

-  C’est vrai, il a raison ! s’exclame une vieille. J’ai bien vu la main ! Il voulait passer devant… Un pressé, comme qui dirait ! Quelqu’un l’a poussé juste devant la machine !

 

     Déjà les sirènes de la police du district. Ils ont fait vite, cette fois. Deux voitures bleues et blanches siglées de blanc se garent derrière l’attroupement. Les portières claquent. On s’écarte sur le passage agacé de deux policiers en civil et deux autres en uniforme gris. Les commentaires se taisent. On retient son souffle en cherchant à en savoir plus.

-  Alors ? demande un grand gaillard blond en jeans et baskets. C’est toi, le conducteur ?

 

Il tutoie toujours… Une manie prise au contact de son instructeur, souvent payante.

-  Oui… Mais j’ai rien vu, rien entendu… Vous pensez, au freinage, on n’entend que dalle !

-   Tu le connais ?

-  Jamais vu… mais je m’occupe pas des passagers, juste de la conduite ! Mais eux ont tout vu ! affirme-t-il en désignant la vieille et le grand maigre.

-  On vous écoute ! lâche le policier en s’approchant des deux témoins tandis que sa collègue, une brune aux cheveux tressés, passe des gants de latex en se penchant sur le bras arraché.

-  Il voulait passer devant tout le monde. Il poussait… Il était devant moi quand la machine a freiné. Une main est sortie de la foule et l’a poussé sous les roues !

-  Tu es sûr ?

-  Certain ! Je suis prêt à le jurer !

-  Et tu t’appelles ?

-  Iouri Ourlakov… A la retraite… J’habite dans la barre G 103…

-  Moi aussi, j’ai vu la main ! s’exclame la vieille en jouant des coudes pour se montrer. Moi, je suis Elena Maliekovska… J’habite avec ma fille Block B 98.

-  Et cette main ? Elle était à qui, vous le savez ?

-  Une femme, oui ! Une petite grosse avec une blouse.

-  Elle a raison ! confirme l’autre témoin d’une voix excitée.

 

     Un coup d’œil à la foule puis un ordre muet aux deux policiers en uniforme pour retrouver la suspecte et il reprend pour la cantonade:

-  Est-ce que l’un de vous connaît la victime ?

 

     Des signes négatifs, des regards fuyants… Du coup, il se tourne vers sa collègue déjà à plat ventre sous le wagon tracteur.

-  Eh, Macha ! Tu as quelque chose ?

-  Il est dans un sale état ! Il a dû tomber de travers sur les rails… Une jambe est coupée au niveau du genou, l’autre de la cuisse… Le rebord tranchant de la carrosserie a coupé la tête… C’est con, je ne la retrouve pas ! Va voir de l’autre côté !

 

     Il se relève, contourne la cabine et jette un œil sur l’intervalle mal entretenu entre les deux voies. Rien. Il s’accroupit à nouveau, repère son équipière et grimace :

-  Non, j’ai rien de ce côté !

 

     Une autre sirène, celle d’une ambulance. Et dire qu’il a demandé l’aide du service de recherche de l’université déjà sollicité sur deux affaires similaires… 

-  Capitaine ! On a la meurtrière ! lance la voix de l’un des policiers en uniforme.

 

          Bonne nouvelle… Il s’empresse de le rejoindre et dévisage une femme sans signe distinctif à part son opulente poitrine sur laquelle elle serre un vieux sac noir comme s’il s’agissait de sa dernière bouée de sauvetage. Une blouse de nylon, des jambes couvertes de varices, des mains de femme de ménage… Il fait ces observations en un clin d’œil, habitué à jauger très vite témoins et suspects.

-  Tu es qui ? lui demande-t-il d’une voix brusque qui mène bien souvent aux aveux.

 

          Pas de réponse. Le visage figé, les yeux rivés sur ses chaussures, les doigts crispés sur le vieux cuir, elle ne bronche pas. Un simple signe du menton et l’officier, qui la tient au collet, lui arrache son sac, le fouille et tend la carte d’identité à son supérieur.

-  Tatiana Mulchikova… Block B 95… Tu fais quoi comme métier ?

 

          Pas de réponse. Elle se mure dans le silence. Du coup, il s’accroupit et s’adresse à sa collègue toujours en quête d’indices sous la carcasse.

-  Eh, Macha ! Tu as les papiers d’identité du gus !

-  Un moment, tu veux ! Là-dessous, c’est la Bérézina ! Y a des morceaux partout ! Attends voir ! Je regarde dans la poche de derrière… Ça va, j’ai ton info ! Ivan Mulchikov… Dis aux ambulanciers de rappliquer avec des sacs !

 

          Un simple regard à l’un des hommes en blouse blanche sert d’ordre et il se rapproche, menaçant, de la femme plus roide encore.

-  Alors ?  Ivan Mulchikov, c’était ton mari, hein ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous vous êtes disputés ? Il a peut-être bu… Il t’a frappée… Et puis il est parti. Tu l’as suivi et tu l’as poussé sous les roues pour t’en débarrasser… Avec la foule, tu t’es dit que tu passerais inaperçue… Pas de chance, hein ?

 

          Elle secoue la tête sans parvenir à sortir un son cohérent. Il s’apprête à s’énerver lorsque la vieille intervient, accusatrice :

-  Je la reconnais, la Mulchikov ! Elle habitait, y a quelques années, dans le Block 98 ! Ça hurlait tout le temps, chez eux ! Et pas aimables, avec ça ! Ivan, c’est pas son mari, c’est son fils ! Il a porté plainte une fois contre ma fille… Il l’a accusée d’avoir renversé exprès sa mobylette ! Mais c’était pas ça ! Il n’avait pas le droit de la garer dans le couloir ! Le couloir, c’est à tout le monde !

 

          Le flot de paroles agaçant, débité d’une voix aiguë, a de quoi énerver sous ce soleil implacable et l’odeur plus présente du cadavre. Le capitaine l’interrompt d’un geste brusque qui coupe le sifflet à la commère. Il s’adresse au grand maigre qui hoche la tête d’assentiment.

-  Toi aussi, tu la connais, Tatiana Mulchikova ?

-  Pas du tout !

-  Et tu es certain que la main, c’était la sienne ?

-  Puisque je vous le dis !

 

          Les curieux contemplent la coupable d’un œil dur et mauvais. Les esprits s’échauffent. Les commentaires fusent.

-  Et toi, Mulchikova, t’as rien à ajouter ? Pourquoi t’as poussé ton fils ?

 

          Toujours cette apathie muette. Pas la peine de s’exciter… Son cas est entendu : elle est coupable. Il a deux témoins, peut-être pas si fiables que ça mais qui peuvent pousser la suspecte aux aveux.

-  C’est bon, emmenez-la ! ordonne-t-il à ses deux subordonnés en croisant les bras sur sa poitrine avec satisfaction.

-  C’est faux ! Je l’ai pas poussé ! couine une petite voix qu’il a soudain du mal à situer.

 

          Elle craque… mais pas dans le bon sens… Elle reprend ses esprits… Peut-être instructif… Il choisit l’ironie et la toise d’un œil froid qu’il espère convaincant.

-  Tiens, tu te réveilles ? Un peu tardif, tu ne trouves pas ?

-  Ivan… Je l’ai pas poussé ! C’était mon fils, commissaire ! s’indigne la femme en tentant de reprendre son sac.

-  Capitaine, la corrige-t-il d’une voix fraîche. Pourtant, j’ai deux témoins !

-  Ils mentent, commissaire ! s’obstine-t-elle. Il avait trop bu ! C’est vrai qu’il était violent quand il avait bu mais je l’ai pas poussé ! Au contraire ! J’ai essayé de le rattraper mais il est tombé sur la voie… J’ai rien pu faire avec cette foule !

-  Alors, c’est ça, ta version ! Vas-y, je t’écoute !

-  Je travaille au dépôt Rusakov… Je nettoie les rames… J’ai terminé comme tous les jours à 11heures et je suis rentrée. Ivan était déjà parti… Il y avait deux bouteilles de vodka vides sur la table. J’ai eu peur… J’ai couru jusqu’à l’arrêt : il prend toujours le tram de midi. Je l’ai aperçu de loin. J’ai essayé de passer pour le rejoindre. J’étais presque derrière lui quand le tramway est arrivé. Il vacillait. J’ai tendu la main pour le retenir, pour pas qu’il tombe…

-  Et il est tombé… C’est pas de chance !

 

          Le capitaine ne veut pas tomber dans l’apitoiement ni montrer qu’il croit l’histoire plausible. Il se tourne vers les deux témoins puis dévisage les badauds. La réponse est là, il le sent, il le sait.

-  Quelqu’un confirme l’état d’ébriété de la victime ? lance-t-il d’une voix forte.

-  Moi ! s’exclame une fille d’une petite vingtaine d’année en mini jupe et cheveux rouges hirsutes. Il m’a cherchée, toute à l’heure ! Il chlinguait la vodka ! Le mec était défoncé, bourré comme un coing ! Je l’ai poussé pour qu’il me lâche les miches. Tout juste s’il s’est pas cassé la gueule !

 

          Sans lâcher la fille, il surveille la vieille mégère qui s’énerve dans son coin en tentant de trouver des appuis autour d’elle.

-  D’accord… Quelqu’un d’autre ? marmonne-t-il en montrant une impatience compréhensible.

 

          Personne… On n’ose pas l’affronter, prendre partie… qu’on ait vu quelque chose ou pas, d’ailleurs. Du coup, il se tourne vers le vieux maigrichon.

-  Tu maintiens ta déposition, Ourlakov ?

-  J’ai vu la main, c’est clair ! Maintenant, si elle dit qu’elle voulait le rattraper et pas le pousser, moi, j’en sais rien ! C’est possible, finalement, ce qu’elle dit…

-  Et toi, Maliekovska ?

-  Moi ? On dirait que c’est moi que tu accuses, capitaine !

 

          Maligne, elle renverse les rôles, utilise les armes du policier pour se défendre… Il apprécie mais commence à y voir plus clair.

-  Réponds ! grince-t-il en tournant franchement vers elle son buste puissant.

 

Il sait jouer avec sa stature… La vieille lui arrive à la poitrine… Toujours impressionnant.

-  J’ai dit ce que je savais ! Les Mulchikov, c’est de la graine de bons à rien ! Des menteurs et des voleurs ! Moi je dis que c’est elle qui l’a poussé sous le train pour s’en débarrasser et toucher la pension !

 

          Un murmure d’indignation parcourt la foule. On juge même si on ne connaît aucun des protagonistes. Ce meurtre, c’est le grain de sable qui met du piment dans la vie grise de tous les jours. On veut participer pour dire : j’ai tout vu, j’y étais…

-  Ça ne me dit pas si vous avez vraiment vu cette femme pousser son fils sous les roues ! remarque-t-il en la toisant sans vergogne.

 

          Un bruit de vêtements froissés et de cailloux déplacés derrière lui. Il se retourne et toutes les attentions se fixent sur cette femme aux vêtements froissés et sales qui porte une arme à la ceinture.

-  Passez-moi le sac ! ordonne-t-elle en restant à genoux.

 

          Une silhouette vêtue de blanc sort à son tour de dessous le tram et lui tend un grand plastique rebondi et transparent, aux parois intérieures couvertes de sang frais qui se dépose lentement dans le fond.

-  L’autre aussi…

 

          L’ambulancier repasse patiemment sous les roues et en ramène un second renfermant deux bouteilles cassées.

-  Vodka ! lance-t-elle d’une voix satisfaite en soulevant la seconde preuve.

-  L’autre, c’est quoi ?

 

Pour toute réponse, elle lui tend la poche zippée qu’il examine, un sourcil levé.

-  La tête… murmure-t-il, peu étonné, avec un sang froid professionnel.

 

Les cous se tendent pour voir.

-  Qu’est-ce que tu en penses ? continue-t-il en lui rendant la chose.

-  D’abord, il n’a pas souffert. La mort a été instantanée… Et puis… mais je te laisse la surprise… Vas-y, ouvre…

 

Une grimace et il reprend le sac, fait coulisser la fermeture nylon et jette un œil à l’intérieur.

-  Quoi ?

-  Sens…

 

Il renifle, cherche l’élément déterminant puis referme.

-  De l’alcool !

-  Exact… Ce mec devait être dans un drôle d’état… Sens l’autre sac…

 

          Nouvelle épreuve. Cette fois, il fronce les sourcils. La foule est en apnée. Que se passe-t-il ? Qui est coupable ?

-  Même saloperie que dans les deux premiers cas… Vodka frelatée…

 

Il se tourne vers la vieille qui n’en mène soudain pas large et la domine de toute sa hauteur :

-  Alors ? Toujours aussi catégorique ?

-  Moi, j’ai dit ce que j’avais à dire ! J’ai dit qu’elle l’a poussé parce que c’est ce que j’ai vu ! C’est tout. C’est vous, le policier !

-  Ça suffit, s’énerve-t-il, finalement pas mécontent d’avoir réglé cette affaire aussi rapidement. Tu as de la chance que je ne t’inculpe pas de faux témoignage ! La prochaine fois, tourne ta langue sept fois dans ta bouche avant de parler !

 

          La vieille lève le menton en signe de défi, le regarde droit dans les yeux puis bouscule les badauds autour pour s’éloigner d’un pas rapide : on ne sait jamais… s’il décidait de mettre ses menaces à exécution…

 

          Le capitaine la suit des yeux puis reporte son attention sur le maigrichon qui s’en sort pas si mal et la mère à qui on a rendu son sac et ses papiers.

-  Il faudra venir au commissariat, lui annonce-t-il d’une voix maintenant neutre.

-  Bien sûr, capitaine…

 

          Elle ne pleure pas, n’a même pas les yeux rouges ou la pâleur inhérente au choc. Elle est digne. Il apprécie. Il s’avance vers la foule qui, à nouveau, s’écarte sur son passage. Derrière lui, son équipière et l’ambulancier qui fait là son dernier trajet avec les différents morceaux retrouvés.

-  Capitaine ? Qu’est-ce que je fais ?

 

          C’est le chauffeur du tram. Il réfléchit et donne son accord pour la reprise du trafic : pourquoi attendre ?

 

          On remonte dans les wagons avec quelque chose à dire, à présent. Tatiana s’éloigne, son sac serré contre sa poitrine, le sourire aux lèvres : elle n’est pas coupable…

 

 

 CHRISTINE BRUNET  ©2010

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Aller et retour, une nouvelle/extrait des "Nouvelles à travers les passions" de Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

 

boland photo

 

ALLER ET RETOUR

 

Fin août 2004

 

Le train file. Ce sont les mêmes belles-fleurs de charbonnage, les mêmes terrils. C'est le même ciel un peu bleuté que celui que j'avais vu lors de mon départ. Près de moi, dans le compartiment, c'est la même valise que celle qui m'accompagnait lors du voyage aller. Mais je n'ai personne à qui parler, personne de qui me soucier, personne dont le bien-être m'importe plus que le mien. Je regarde défiler les maisons grises aux vitres cassées, l'église isolée sur la grand place, les gamins qui font du vélo sur les trottoirs. Je pense à elle, ma mère. Je l'ai laissée dans un village d'Italie auprès de sa belle-sœur, de son frère et de leurs enfants. J'ai franchi le mur de la bonne conscience. Je n'ai pas essayé de la convaincre de rester ici, auprès de moi et ses petits-enfants. Elle a préféré retourner au pays. Depuis le décès de Papa, voici presque vingt ans, elle y aspirait.  

 

Le train file. Je ne parviens plus à lire le nom des gares devant lesquelles je passe. Je retiens des larmes. Je vis dans le flou. Ma brume intérieure m'empêche de percevoir encore quelque chose du paysage.

 

"Le ciel est trop bas ici. Et puis, tout me rappelle le métier de ton père. Je dois m'en aller." Le ciel est trop bas, le soleil trop peu nourricier, la Sambre trop sombre.

 

Elle pense que son chagrin va fondre comme neige au soleil.

 

Et s'il n'en était rien ?

 

Je l'imagine assise en face de moi, le jour de son départ, quinze jours auparavant. La peau du visage ridée, les mains jointes sur les genoux comme si elle se recueillait une dernière fois. L'illusion dure quelques secondes. Je tends la main, je ne rencontre que le vide.

 

À qui demanderais-je encore un conseil culinaire, avec qui évoquerais-je l'accident de Papa ? 

 

Un enfant passe au milieu de couloir. Il porte un nounours dans ses bras. Il est suivi par une jeune femme blonde qui le couve du regard. Puis passent un vieux monsieur, un militaire et deux jeunes gens.

 

J'ai perdu Papa. J'ai abandonné Maman. Ma gorge est nouée.

 

Le train ralentit. Le train s'arrête.

 

Charleroi...

 

Je dois descendre.

 

Je prends ma valise. Je sors du wagon. Une bouffée d'air frais. Une température tiède. Un vent léger.

 

Je suis tous les autres qui sont sortis avant moi, qui empruntent l'escalier, qui suivent le tunnel, qui se dirigent vers la sortie.

 

Vue du dehors, je suis pareille aux autres. Mon manque ne se voit pas de l'extérieur. Mon manque c'est quelque chose que je ressens mais qui demeure impalpable. Je quitte la gare. Mon mari m'attend. Il vient vers moi, pose un baiser sur mes cheveux, saisit ma valise, m'entraîne vers la voiture.

"Alors, elle est contente d'être rentrée chez elle ?"

Je ne réponds pas.

 

"Tu ne regrettes pas trop d'avoir laissé partir ta mère ?"

 

Aucun mot ne sort de ma bouche.

 

Il met sa main sur mon épaule.

 

"Ça ne va pas ? C'est dur ?"

 

Rien que mon silence. La reverrai-je un jour ?

 

"Ne t'en fais pas. Il y a le téléphone, les mails. En quelques secondes, tu pourras lui envoyer tous les messages que tu veux. Ta cousine l'aidera à se débrouiller."

 

Je pleure doucement.

 

Et si elle mourait là-bas loin de moi ? Et si elle oubliait ? Et si elle se laissait emporter par la vie de là-bas, qu'elle en vienne à se détacher d'ici ?

 

"Tu regrettes ?"

 

Et si, oui, et si lui aussi m'abandonnait un jour ou l'autre. S'il lui venait l'idée de regagner les Ardennes. S'il ne supportait plus la grisaille, notre grisaille ?

 

La voiture démarre. La voiture roule lentement le long du quai. Sur une péniche, un garçon joue avec un chien. Sur un banc, un SDF mange un sandwich. Le feu est rouge. On attend sans une parole, sans un soupir, sans un regard. On remonte la ville. Les trois coqs sont toujours là. On passe devant la taverne où elle aimait venir goûter d'une crêpe et d'une tasse de café en contemplant le rond-point. On passe devant le parc.

 

"L'aspirateur est réparé. La voisine est rentrée de vacances, elle demande souvent de tes nouvelles."

 

Il cherche à m'étourdir. C'est ainsi qu'il fait face aux difficultés. Il s'évade ou il les contourne. Il ne les affronte pas.

 

"Et si on allait manger une glace 'Au cornet d'amour' ?" Un autre lieu fréquenté par ma mère.

 

Je murmure : "Bonne idée…"

 

Une pensée fugace, une sorte d'intuition. Je sors mon portable de mon sac. Un simple SMS "B retour, M". Je sens son parfum de violette. J'entends sa voix qui a gardé un certain accent.

 

Je répète : "Oui, bonne idée."

 

 

Fin août 2005

 

Il est cinq heures. Ma mère et son compagnon devaient arriver vers dix-huit heures et nos invités vers dix-neuf heures. La Fiat noire se gare devant la maison. Les portières s'ouvrent. C'est un bellâtre de soixante-cinq, qui s'avance vers la porte d'entrée en tenant la main de Maman. À travers le rideau, je remarque son sourire éclatant, le sourire du maître d'hôtel qu'il fut, le sourire d'un conquérant. Je remarque la jupe de ma mère, plus courte qu'à l'ordinaire, ses cheveux coupés au carré, son visage maquillé et son petit sac BCBG. La sonnette tinte. Je compte jusque vingt avant de me décider à aller ouvrir. Mon cœur bat la chamade.

 

"Mirella, Mirella comme je suis heureuse. Je te présente Mario !"

 

Elle a changé de parfum, d'accent, de style, d'âge. Ses lèvres se posent doucement sur ma joue. Une seule fois. Je reconnais à peine ma mère.

 

Lui, il m'embrasse comme s'il me connaissait depuis longtemps en me prenant par les épaules.

 

Ils entrent avant que j'aie eu le temps de les y inviter.

 

Mon mari, mon fils et ma fille achèvent de dresser la table dans la véranda. Ils n'ont pas entendu le coup de sonnette. Je suis seule avec eux, je les entraîne vers le salon.

 

Ils s'asseyent sur le bord du divan. Ils se tiennent la main. "Ce que tu lui as manqué Mirella !"

 

Je reste debout. J'évite de croiser leur regard. J'appelle mon mari, mon fils et ma fille à mon secours.

 

"Jean-Marie, Bertrand, Anne !"       

 

Ils arrivent tous les trois. Ma mère et Mario se lèvent. Pas besoin de présentation. Mario va au-devant d'eux en entraînant ma mère. La glace est rompue. On parle du voyage, du climat, des anciennes voisines et des amies de ma mère qui vont arriver.

 

C'est étrange, en quelques minutes, j'ai perdu tous mes moyens. Je manque à tous mes devoirs. Je les vois, l'un près de l'autre, l'un contre l'autre. Quand nos invités arrivent, je ne parviens pas à faire face.

 

Mon mari se lève à chaque nouveau coup de sonnette pour accueillir nos convives. Mes enfants servent l'apéritif et les zakouski. Je reste assise. J'ai l'impression de flotter. Je caresse le velours de mon fauteuil pour me rassurer. Le salon résonne d'accents italiens et wallons. Je suis pareille à un îlot dans l'océan, seule dans tout ce brouhaha, parmi tous ces gens. Parfois quand j'entends "Mario", je sursaute, comme si je prenais peur ou que j'étais surprise dans une rêverie. À plusieurs reprises, Bertrand m'adresse un clin d'œil comme s'il voulait me manifester une sorte de compassion.

 

"On va bientôt passer à table. N'est-ce pas, Chérie ?"

 

Je me lève comme un automate. Je réchauffe le potage, apporte la casserole dans la véranda, verse le minestrone dans les assiettes. Adieu les deux soupières de porcelaine que j'avais préparées dans la cuisine ! Oubliés les ramequins avec le parmesan !

 

La soirée se termine sans que je me souvienne d'autre chose que de ce qui s'est passé entre ma mère et Mario. J'ai pourtant cuisiné, servi, desservi, picoré, parlé un peu. Je revois la main de ma mère posée sur la nappe blanche et recouverte par la main de Mario. Je revois leurs regards. Je réentends ces mots qu'ils se sont adressés à voix basse comme s'ils avaient été seuls au monde : ti amo… mio tresoro… mia dolce… mio cuore…

 

Je me couche exténuée.  

 

Je ne ferme pas l'œil de toute la nuit. Elle est à quelques mètres de moi, dans ma maison, dans la maison de Papa, avec Mario. Elle a refait sa vie. Elle revit. Au petit matin, je me lève. Mon mari se lève un quart d'heure plus tard. Nous rangeons ensemble le salon et la véranda qui le prolonge. Dans le bureau tout à côté, Bertrand, mon fils, pianote déjà sur les claviers de ses deux ordinateurs.

 

J'hésite longtemps puis, en déplaçant la chaise sur laquelle Mario était assis durant le repas, je dis ce qui encombre mon cœur et ma pensée : "Tu dois faire quelque chose Jean-Marie. Tu le dois."

 

Je n'ai pas d'écho réel à mes paroles. Jean-Marie se contente de hocher la tête. Les yeux de Bertrand quittent un instant les écrans des deux ordinateurs et se posent sur moi.  

 

 

Début septembre 2005

   

La voiture de Mario est allée se fracasser contre un arbre, dans une belle ligne droite, sans raison apparente. Mario et ma mère ont été tués sur le coup. Ils se rendaient au musée royal de Mariemont. Ma mère était friande de pièces archéologiques. Elle adorait se promener dans le parc du musée. Mario y est probablement allé à sa demande. 

 

Quelques jours plus tard, nous apprenons que l'expertise n'a rien révélé, si ce n'est un mauvais entretien de la voiture…

 

 

Fin septembre 2005

 

Je prends le petit déjeuner avec Jean-Marie dans la cuisine. Les enfants ont rejoint leur kot à la faculté. Nous sommes en tête-à-tête.

La photo de ma mère est dans un cadre, accroché à côté du frigo, en face de moi. C'est comme si ma mère m'adressait des reproches, me barrait la route du bonheur. Je fixe son regard puis sa bouche entrouverte. Il me semble qu'elle murmure : "Mirella, les freins de la Fiat ont été sabotés..." Je frissonne un peu. Je demeure un long moment avec cette sorte de confidence avant d'interroger mon mari. 

 

"Jean-Marie, il faut que je te parle. Ce n'est pas toi qui aurais … favorisé l'accident de Mario ?"

 

"Tu perds la tête !"

 

"Je t'avais demandé de faire quelque chose… "

 

"Ben, oui, j'ai discuté avec Mario. Je lui ai demandé d'être plus discret. C'est tout. Je te jure. Pourquoi revenir sur cet accident ? "

 

Depuis ce matin là, le doute est en moi. 

 

Je revois Bertrand, fils exemplaire, mécanicien hors ligne et futur ingénieur, installé dans le bureau, pianotant alternativement sur les deux claviers, regardant tour à tour deux écrans, se tournant une fraction de seconde vers moi.

 

Souvent, quand il me sourit, je baisse la tête. J'ai sur mes épaules le poids du remords. Je n'ai pas voulu qu'il devienne un assassin.

 

Je voulais seulement qu'elle n'aime pas un autre homme que Papa…

 

 

Extrait de "Nouvelles à travers les passions", chez Chloé des Lys

 

Micheline Boland

micheline-ecrit.blogspot.com

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Le pot de terre, une nouvelle de Louis Delville

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

delvilletete

 

LE POT DE TERRE

Consigne : Écrivez un texte avec un pot de terre comme personnage principal.

 

"J'ai gagné !"

 

Je n'en crois pas mes oreilles quand j'entends ces mots ! Lui le petit, lui le faible, il a gagné ? C'est qu'un pot de terre est rarement gagnant ! "

 

Allez, raconte-moi, lui dis-je…"

 

"Eh bien voilà… Tu sais que j'ai été fabriqué par Jérémie, un vieil artisan africain. Il faut dire que la terre de son pays est bonne pour nous, les pots de terre. Jérémie s'y connaît comme pas un pour fabriquer des pots solides et en plus, il les décore de mille et un motifs. Nous somme donc beaux et comme toutes les belles choses, on fait attention à nous, ce qui nous garantit une longue vie."

 

Il continue : "En Afrique, nous sommes soumis à bien des aléas. Si la chaleur ne nous fait pas peur, sauf quand Jérémie nous fait cuire, nos ennemis sont les cailloux de la rivière qui nous menacent chaque fois que quelqu'un vient puiser de l'eau en nous utilisant. Les animaux aussi font peu attention à nous, les pots. Quel chien peut se vanter de n'avoir jamais cassé ou, suprême insulte, de n'avoir jamais levé la patte sur l'un d'entre nous ?"

 

Il est intarissable le pot de terre : "Moi, j'ai eu de la chance. Je suis arrivé chez Caroline par la grâce d'un voyage de vacances. Dès qu'elle m'a vu, elle m'a voulu, elle m'a payé à Jérémie et me voilà en Belgique, un pays de cocagne pour les pots ! Dès mon arrivée chez elle, j'ai été chouchouté, nettoyé, dépoussiéré et mis dans une vitrine. Une vraie vie de star !"

 

"De temps en temps, on ouvrait la vitrine et une main délicate me prenait pour que l'on puisse m'admirer de tout près ! Quand un visiteur arrivait avec des fleurs, Caroline me prenait comme vase et crois-moi, un bouquet, ça change la vie d'un pot !"

 

Je l'ai encouragé à continuer.

 

"Or donc, il y a quelques jours, Caroline fêtait ses quarante ans et elle a reçu un immense bouquet bien trop grand pour moi seul. J'ai donc dû partager les fleurs avec à mes côtés un pot en étain. Un jeune pot, mince et élancé. Il n'a pas tenu le coup longtemps le gamin ! Une tulipe qui s'est penchée vers moi pour m'admirer l'a fait tomber. Adieu le pot en étain, intact certes mais déclaré inapte au service et désormais relégué dans le fond d'une armoire !"

 

Le pot de terre a continué son histoire en me demandant : "Et toi, qu'est-ce que tu deviens ?"

 

J'ai bredouillé n'importe quoi mais en moi-même je me suis inquiété de mon sort futur, moi le pot de fer !

 

Louis Delville

louis-quenpensez-vous.blogspot.com

 

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Ma femme est possédée, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par christine brunet /aloys

Alain

 

MA  FEMME  EST  POSSÉDÉE…

 

C’était le 4 juin. Il faisait chaud, très chaud même. Aussi, nous avions décidé, ma femme et moi, de déjeuner sur le balcon. Un parasol nous protégeait des rayons brûlants du soleil. Après le repas, nous nous étions laissé gagner par une douce torpeur favorisée par la digestion et les bonnes senteurs en provenance des jardins avoisinants.

Il devait être près de quinze heures. J’étais affalé sur une chaise pliante, la chemise bâillant sur mon torse blafard. Ma femme, adepte de la bronzette, se prélassait sur un transat. Soudain, de son GSM, retentit le célèbre riff de Satisfaction.  

Confuse, ma femme se leva, me lança un regard furtif avant de se précipiter dans le salon pour prendre la communication.

Poussé par une curiosité inhabituelle, je me penchais par-dessus le parapet. En bas, tout était tranquille et paraissait somnoler. Le temps prenait du bon temps. J’allais déserter de mon poste d’observation quand le manège d’un type attira mon attention. Il faisait les cent pas, un GSM greffé à l’oreille, dans le square situé en face de notre immeuble. Tantôt l’inconnu disparaissait derrière une haie, tantôt il s’en éloignait et regardait de façon ostentatoire dans ma direction.

De mon perchoir, je pouvais juger qu’il était grand, brun et, assez baraqué… il m’était cependant difficile de distinguer ses traits avec précision. Mais était-ce vraiment important ? Non, car je savais l’essentiel en établissant le lien entre cet homme et ma femme.

Je n’avais ni la gorge nouée, ni les jambes tremblotantes, et ne présentais aucun autre symptôme que pareille découverte provoque d’ordinaire. J’éprouvais même un sentiment de… satisfaction !

D’une allure détachée, je pénétrais à mon tour dans le salon. Ma femme terminait sa conversation. A ma vue, elle agita la main en guise d’éventail tout en se plaignant de la chaleur à haute voix. Ensuite, dans un flot de paroles dissimulant mal son embarras, ma femme prétendit que c’était sa mère qui venait d’appeler; elle me remettait son bonjour. Sa mère ? Et quoi encore ?...

Nous retournâmes sur le balcon afin de débarrasser la table. Ma femme secoua la nappe par-dessus le parapet. Quatre coups secs… que j’interprétais déjà comme un code échangé avec le grand brun baraqué qui devait toujours être en faction dans le square.

Le soir, à l’heure du dîner, ma femme toucha à peine à son assiette. Elle avait perdu son bon appétit. Un signe qui ne trompait pas. Je fis mine de m’en inquiéter.

« Je vais me dégourdir les jambes, j’ai besoin d’air, soliloqua-t-elle, je ne serai pas longue à revenir. »

Me dégourdir les jambes… mais oui… une fois à l’extérieur, j’imaginais ma femme courant, à en perdre haleine, se jeter dans les bras du grand brun baraqué qui l’avait bel et bien envoûtée.

Ma femme m’entraînait dans la ronde des fallacieux prétextes pour retrouver son amant. Tant qu’elle donnerait le change, je serais coincé et ne pourrais donc me débarrasser d’elle. Comment faire ? Je manquais d’idées et m’armais, dès lors, de patience.

Peut-être qu’un programme à la télé m’inspirerait. Je l’allumai et tombai sur une émission présentée par un type aux allures de gendre idéal. Il y avait un public et des invités mis à l’avant-plan.

Le sujet traité apparaissait sur un bandeau dans le bas de l’écran : Peut-on aimer deux êtres à la fois ?

Pour moi, la réponse était «non» et je n’avais aucune envie d’écouter le vibrant plaidoyer d’une jolie rousse capable, prétendait-elle, de supporter pareille charge émotionnelle. Je zappai et découvris un documentaire animalier où deux cerfs majestueux croisaient les bois pour les beaux yeux d’une biche. Je ne me sentais pas davantage concerné. Mon combat était, bien sûr, ailleurs…

J’entendis que l’on donnait un tour de clé à la porte. J’éteignis aussitôt la télé. Ma femme était de retour. Elle s’assit dans le canapé du salon. Je la sentais tendue et lui proposai de boire quelque chose. Son entrevue avec le grand brun baraqué se serait-elle mal passée ?

« Un café bien serré » répondit-elle.

Ma femme buvait par petites gorgées. Elle avait le regard fuyant. Quand elle déposa sa tasse, elle dit se sentir fatiguée. Elle gagna ensuite la salle de bains. Je demeurai, pensif, dans le salon.

Devais-je encore partager la couche avec ma femme ? Vu le contexte, n’était-ce pas devenu incongru ? Le contexte… le contexte… je n’étais pas censé savoir. Si je décidais brusquement de faire chambre à part, je déclencherais aussitôt une tension. J’ai toujours appréhendé les tensions. Elles sont les prémices de grandes tempêtes qui occasionnent d’inévitables dégâts collatéraux. Or, je voulais en sortir indemne coûte que coûte !

Ma femme sortit de la salle de bains, j’y entrai à mon tour.

Après m’être rafraîchi, je gagnai la chambre. Ma femme était couchée sur son côté droit. Elle me tournait le dos. Elle dormait déjà, du moins le faisait-elle croire, fuyant ainsi les confidences sur l’oreiller. Une occasion manquée.

Le lendemain, le soleil était à nouveau de la partie. Nous prîmes, ma femme et moi, le petit-déjeuner sur le balcon. Je m’étais levé de bonne heure pour aller chercher des croissants. Le square se trouvait sur le chemin de la boulangerie, je l’avais traversé d’un pas alerte. Au retour, je croisais la bigote du dessus qui promenait son chien. Elle m’apprit qu’elle avait surpris ma femme, la veille au soir, en compagnie d’un grand brun baraqué. La sollicitude d’autrui m’épatera toujours.

Elle me parla d’une altercation entre eux. Plutôt contrariant ! Une altercation qui éclata à un endroit qu’elle m’indiqua avec une précision de géomètre. Je pris l’air sous-entendu de celui qui était au courant puis m’excusai de ne pas pouvoir m’attarder, car j’avais beaucoup de choses à faire aujourd’hui.

Tout en trempant mon croissant dans ma tasse de café, les paroles de la bigote du dessus me revinrent en mémoire. Une altercation ! N’était-ce pas exagéré ? Le grand brun baraqué, à n’en point douter, était du genre nerveux, excessif, volubile… ses va-et-vient incessants dans le square en attestaient. Quant à ma femme, étant sous son emprise, elle se mettait au diapason.

Et si la voisine disait vrai ? Je me souvenais que ma femme était rentrée perturbée de son rendez-vous. Je regrettais de ne pas avoir poussé la curiosité plus loin au sujet de l’altercation… à bien y réfléchir, j’étais peut-être la cause de celle-ci... parce que ma femme ne pouvait se résoudre à rayer d’un trait vingt ans de vie commune… pire, parce que ma femme était prête à mener une double vie et tentait d’en imposer l’idée au grand brun baraqué ! Cette idée m’effrayait, me terrorisait même. Je ne pouvais décidemment pas lui faire confiance…    

Je fus tiré de mes réflexions par la sonnerie du GSM de ma femme qui déserta à nouveau le balcon. Les appels se multipliaient; l’insistance grandissait donc et moi, je tournais en rond.

O.K., ma femme était possédée et il n’était pas question d’avoir recours à un exorcisme… suis-je bête, mais si, au contraire ! Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ? En parlant d’envoûtement, d’emprise, je tournais lamentablement autour du pot et maintenant voilà que, subitement, je la tenais enfin cette satanée idée, y avait plus qu’à la développer…

Je décidais sur le champ de rencontrer l’un de ces sauveurs d’âmes tourmentées. Bien entendu, je ne croyais pas une seconde aux «vertus» d’une telle démarche.

Je fus reçu dans le bureau d’un homme de foi. L’endroit était spacieux. Un énorme crucifix trônait au centre du mur principal qui me faisait face. De longues tentures rouges encadraient une porte-fenêtre devant laquelle pendaient des rideaux immaculés.

L’homme de foi commença par s’inquiéter de savoir si j’étais croyant. Je lui dis que oui, évidemment. Une croyance activée, précisais-je, par ce qui m’arrivait. Je n’aurais pas dû relever ce détail. Une surenchère enfantine.

L’homme de foi ne sourcilla pas et demeurait de marbre. Il me demanda de raconter mon histoire.

Pendant la relation du récit, l’homme de foi était plongé dans une profonde méditation. Le front soucieux, les yeux plissés et les mains jointes, il m’écouta jusqu’au bout sans m’interrompre.

Quand j’eus terminé, il demeura prostré durant un moment. Cela ne me dérangeait pas car je n’attendais rien de lui. Il me servirait juste de témoin. Je mis à profit son silence pour affiner le plan qui mûrissait dans mon esprit. Un plan qui me permettrait de recouvrer bientôt une liberté totale…

L’homme de foi sortit de son mutisme en me disant que l’adultère n’était pas encore considéré comme un cas de possession mais, vu le retour en force des croyances et le nombre croissant d’hommes et de femmes trompés, la question était plus qu’à l’ordre du jour dans les hautes sphères religieuses. En attendant, il m’incita à prier très fort et beaucoup. C’était, paraît-il, d’un grand secours moral.         

Je lui demandai de me guider dans le choix des prières et manifestai aussi mon intention de me procurer un livre qui en contiendrait un maximum au cas où je devrais forcer la dose.

Satisfait de ma détermination, l’homme de foi insista encore sur le fait qu’il n’existait pas meilleur remède à mon tourment; que la prière valait tous les antidépresseurs et autres absurdités qu’on faisait gober aux gens. Il ouvrit enfin un tiroir duquel je le vis extraire un épais recueil. Dans celui-ci, ajouta-t-il, je ne trouverais pas mon bonheur, mais retrouverais le bonheur ! La nuance était de taille.

Je remerciais vivement l’homme de foi qui jugea bon de préciser qu’il ne me faisait pas don du recueil mais qu’il me le consentait en prêt… sans intérêt, fit-il, pince-sans-rire.

Je pris congé de l’homme de foi. Sur le chemin du retour, j’effectuai un crochet par la ville. Je connaissais de vue un magasin spécialisé en articles religieux. Il était situé dans une rue piétonnière très fréquentée.    

Je sortis de la boutique flanqué d’un gigantesque crucifix. Profane en la matière, je pensais qu’il y avait une corrélation étroite entre la taille de la croix et la ferveur religieuse de celui qui la possédait.

En entamant les premières marches de la cage d’escalier de l’immeuble, je souhaitais ardemment croiser la bigote du dessus. Je savais qu’elle ne prenait jamais l’ascenseur parce que le toutou souffrait de claustrophobie. J’étais certain que mon chemin de croix lui ferait réviser son jugement à mon sujet; elle qui me considérait comme le dernier des mécréants. Mon vœu fut exaucé et la lueur de compassion saisie dans le regard de la bigote me conforta dans l’idée que je venais de me faire une alliée.

Comme je le supposais, ma femme était absente. Cela m’arrangeait pour mettre mon dispositif en place.

Je commençais par occulter la pièce en fermant les tentures. Ensuite, j’allumais des bougies, toujours utiles en cas de panne d’électricité, que je plaçais autour du fauteuil dans lequel je m’assis; le recueil posé sur l’accoudoir, à portée de la main gauche, et le crucifix maintenu debout, serré entre mes genoux. J’attendis le retour de ma femme, prêt à déclencher une violente crise de mysticisme. Au mieux, prise de peur panique, elle me quitterait sur le champ sans espoir de retour, au pire, je lui assénerais un solide coup de croix sur le crâne. L’homme de foi et la bigote du dessus imploreraient la clémence pour un pauvre pécheur qui, désespéré, quémanda une intervention radicale de Jésus-Christ, notre Seigneur, pour sauver des griffes du démon la femme «qu’il aimait par-dessus tout». Je ferais un bref séjour dans un asile avant de recouvrer la liberté… la vraie, la totale !  

Je fus réveillé en sursaut par les cris de ma femme. En effet, fatigué de l’attendre, je m’étais assoupi, relâchant ma prise sur le crucifix qui chuta, renversant au passage les bougies qui boutèrent le feu au tapis du salon.

 

L’infirmière entra dans la chambre, ma femme sur les talons. La première m’informa qu’elle repasserait après les visites pour prendre ma température puis s’éclipsa. La seconde me baisa le front et, tout en caressant mon bras, me demanda comment je me sentais. Bien, lui répondis-je avant de lui demander ce que je fabriquais dans cette chambre d’hôpital.   

Ma femme m’expliqua alors que j’avais été victime d’une «méchante» insolation suite à une exposition intempestive au soleil. Penché au-dessus du parapet du balcon, je m’étais écroulé d’une pièce. Par chance, je chutai du bon côté. J’aurais pu basculer dans le vide…

Je fus transporté à l’hôpital dans un état proche du coma. Heureusement, j’avais été très bien soigné. Le toubib n’allait d’ailleurs pas tarder à venir faire un topo de la situation. Elle avait à peine terminé sa phrase que le grand brun baraqué fit irruption dans la chambre et se présenta en tant que médecin-chef de l’hôpital !

A cet instant, le GSM de ma femme retentit. Elle s’excusa et sortit pour prendre la communication. Lorsqu’elle réapparut, elle me dit que c’était sa mère qui, pour la énième fois, venait aux nouvelles. Sa mère ?... Et quoi encore ?...

En attendant, j’étais mal et ne savais plus à quel Saint me vouer pour me débarrasser de ma femme !

 

Alain Magerotte

Publié dans Nouvelle

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