Mon oncle d'Amérique, une nouvelle extraite de BRASERO, le nouveau recueil de Patrick Beaucamps

Publié le par christine brunet /aloys

 

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Mon oncle d’Amérique

 

 

    Je bataillais ferme contre une virgule récalcitrante lorsque mon smartphone a vibré. Texto de Laurent : « J.D. Salinger est décédé hier soir… Vraiment désolé L. » Plus par curiosité que par inquiétude, je me suis immédiatement connecté aux actualités. La nouvelle se confirmait par des titres circonstanciés : « L’attrape-cœurs s’est arrêté de battre », « Le père d’Holden Caulfield a disparu », « L’illustre reclus n’est plus »,… J’ai lu quelques articles et souri en quittant Explorer.

    Un cliché de lui trône sur mon bureau. Pas celui où il brandit le poing à l’encontre des journalistes, non, celui que j’ai pris à New York. La photo d’un gosse de quatre-vingt-cinq ans. Il est assis aux côtés d’Andersen, regarde en direction de Conservatory Water et s’égaye du brouhaha causé par la compétition de bateaux miniatures. On peut voir qu’il prend un réel plaisir à regarder les enfants jouer. À Cornish, l’hiver, il les laisse faire de la luge sur les pentes de sa propriété et il leur ouvre sa porte pour Halloween. Je me souviens qu’une année, Colleen et lui avaient oublié les bonbons. Ils ont distribué des crayons à la place.

    Reclus ? Cinglé asocial ? Chaque année, je passe trois semaines de vacances là-bas et je peux vous certifier qu’on ne rate pas un seul dîner hebdomadaire de l’église d’Hartland. On arrive toujours plus d’une heure à l’avance afin d’avoir une place en bout de table. Le rôti de bœuf et les tartes sont toujours excellents et les discussions animées. Il ne manque jamais d’y prendre part tout en griffonnant quelques notes dans un petit carnet à spirales. Mais le temps que durent mes petits congés, il n’écrit pas vraiment. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu le sourire aux lèvres : « Je peux bien m’arrêter trois semaines. Mes éditeurs ne m’en voudront pas. » Il arrive qu’on parle un peu de mon travail. Très peu du sien. On a bien d’autres choses à faire. Balades dans son Land Cruiser beige sur les routes du New Hampshire, pêche à la truite, longues séances de méditation dans le jardin en répétant sans arrêt le nom de Dieu. « Apprivoise le rythme, me répète-t-il inlassablement, apprivoise le rythme. » Au grand dam de mes parents, c’est à cause de lui que m’est venue l’envie d’écrire. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je devais avoir vingt-quatre, vingt-cinq ans et les écrivains que je lisais ne parvenaient plus à m’étonner. Je lui en fis part un soir, sur sa terrasse, et sa voix a fendu l’obscurité comme un faisceau de lune salutaire : « Eh bien, écris-le ! Ecris toi-même le livre que tu souhaites lire. » Le sort en était jeté.

    La dernière fois que je l’ai eu au téléphone, il était heureux de l’issue de son procès contre Fredrik Colting. Soulagé mais fatigué par toutes ces stupidités. Par ce nouveau ramdam autour de son existence et de son œuvre. Par cette recrudescence de curieux autour de la vieille grange. Je ne serais pas étonné qu’il ait de nouveau trouvé le moyen de gagner cette paix merveilleuse, cette vraie tranquillité qu’il chérit tant.

    Il doit me rejoindre au printemps. L’occasion pour lui de revoir Paris et Londres. D’ici là, une seule question subsiste pour moi : Où vont les canards de Central Park lorsque le lac est gelé ? 

 

 Patrick Beaucamps

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Publié dans Nouvelle

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J
<br /> Juste remarque de CDL Carine de Laure. J'ajoute que Patrick réalise un travail d'historien ou a un imaginaire débordant ...<br />
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E
<br /> J'aime beaucoup, beaucoup! <br />
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C
<br /> J'aime beaucoup ce texte. Sans doute parce que  j'aime Salinger, sans doute parce que oui, c'est vrai, écrivons ce que nous aimerions lire <br />
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