L'annonciade, de Didier Fond, portraits

Publié le par christine brunet /aloys

L'annonciade

 

Portrait de commerçants du quartier :

 

La Laitière

 

Edith Martin était une jolie femme d’une quarantaine d’années, de petite taille. Sa poitrine émergeait à peine de derrière son comptoir. Ses bras, courts, avaient bien des difficultés à se saisir des fromages relégués au bord de la bande frigorifique et elle était alors obligée de se livrer à de formidables étirements qui lui mettaient les joues en feu et transformaient le simple fait de servir un client en une gymnastique parfois proche des positions les plus invraisemblables du yoga.  Elle avait de beaux cheveux noirs, coiffés à la diable, un visage fin et agréable, une voix douce. Le regard qu’elle posait sur vous, aussi sombre que sa chevelure, se teintait souvent d’étonnement naïf, comme si elle se demandait ce que vous pouviez bien lui vouloir et quelle étrange idée vous avait saisi de venir dans son magasin. Elle est constamment ahurie, disait d’elle Emeline Lemaire, c’est énervant, à la longue. D’autres prétendaient qu’Edith Martin s’endormait derrière son comptoir entre chaque client, ce qui expliquait le fait qu’on avait toujours l’impression de l’arracher au sommeil le plus profond. Avec ça d’une lenteur ! Une vraie traîne-la-grolle ! Vous aviez le temps de prendre racine dans le magasin et de bourgeonner à votre aise avant qu’elle ait fini d’envelopper dans son papier un malheureux fromage. Tout ceci n’était que calomnie. L’air rêveur, un peu extraterrestre, de la laitière était sans doute un de ses plus grands charmes. Et ce n’était qu’un air. Elle était très capable, quand il le fallait, de se déplacer avec célérité et d’expédier les clients en deux temps trois mouvements. Surtout ceux qu’elle n’aimait pas. Les gens du quartier trouvaient qu’elle ressemblait parfois à une folle, mais ce n’était pas grave, au fond. Elle était gentille, aimable –enfin moins désagréable que la boulangère, celle-là, quelle porte de prison ambulante !- et ne rechignait pas à rendre service.

 

Par contre, son gros, son énorme défaut, et là tout le monde était d’accord, c’était sa manie de laisser, été comme hiver, la porte de son magasin grande ouverte. Résultat : de novembre à mars, la laiterie était une véritable glacière qui reflétait avec une constance et une exactitude admirables la température parfois sibérienne du dehors. Fermez donc votre porte, lui disaient régulièrement les clients quand ils la voyaient surgir de son arrière-boutique, matelassée de trois couches de vestes de laine, l’écharpe autour du cou, et les mains frileusement enfoncées dans les poches de sa blouse. Je ne supporte pas l’odeur du fromage et du lait, expliquait-elle en éternuant. Cette incohérence amusait beaucoup le quartier. Pourquoi cette femme, à qui la vue et le parfum d’un morceau de fromage et d’un litre de lait donnaient envie de vomir, avait-elle eu l’idée saugrenue de tenir une laiterie ? C’était à se taper la tête contre les murs. Et naturellement, comme il faisait toujours un froid de canard dans ce magasin, Edith Martin s’enrhumait très vite et passait l’hiver à renifler, à tousser, à éviter de contaminer ses produits et ses clients et à soigner ce qui risquait de dégénérer en bronchite chronique. En conséquence, son nez était-il toujours aussi rouge que celui d’un clown et le mouchoir roulé en boule dans la manche était-il devenu l’accessoire indispensable à toutes ses occupations commerciales, le symbole de la laiterie et de sa propriétaire.

 

 

Didier Fond

fonddetiroir.hautetfort.com

 

 

Publié dans Textes

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D
<br /> Merci à tous pour les commentaires... Le pire est que je n'ai rien inventé...<br />
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E
<br /> Je t'envie, Christine, de lire ce livre... j'en ai tellement envie aussi. Les portraits sont un régal, pour commencer!<br />
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J
<br /> Oui, d'accord avec Carine-Laure, une vraie peinture, un bon moment de lecture.<br /> <br /> <br /> On s'y croirait "à l'intérieur" ....<br />
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M
<br /> Un extrait vraiment très agréable à lire.<br />
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C
<br /> Je suis en train de lire le livre et je me régale ! <br />
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C
<br /> <br /> Une vraie traîne-la-grolle, voilà un joli terme. Un portrait presque dessiné, cela me fait songer à certaines nouvelles de Maupassant. Un bon moment de lecture, de toute façon. <br />
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