"Transparente", un texte signé Carine-Laure Desguin publié dans la revue Aura 96

Publié le par christine brunet /aloys

Transparente


 


 

Le flic qui m’a reçue ce matin-là avait une tronche de déterré, un teint grisâtre, des yeux cernés et une barbe d’au moins trois jours. Sur le bureau derrière lui, des tas de dossiers ouverts, des photos qui s’éparpillaient, des visages d’hommes et de femmes, d’enfants aussi. On pouvait s’attendre à des photos de cadavres déchiquetés comme dans les feuilletons policiers mais non, ce n’est pas ça que j’entrevoyais et sur les murs, rien n’était épinglé, aucune photo, pas de noms avec des flèches qui partaient dans tous les sens. Je n’osais trop attarder mon regard sur tout ça mais c’était plus fort que moi, je n’arrivais pas à décrocher. Et puis l’air naze de ce type n’a pas captivé mon attention dès le départ, il avait un tel air absent, une partie de lui était dans ses enquêtes en cours, j’ai supposé. Parce qu’il se sentait comme obligé de s’occuper de moi, il m’a demandé ce qui m’amenait là, mon collègue m’a dit que ce n’était pas vraiment une plainte, n’est-ce pas madame…, madame Blaise, c’est bien ça ?

Oui, Blaise, c’est bien mon nom, en effet. Bien que je ne sois pas ici pour déposer une plainte je ne dois pas non plus vous faire part de félicitations ou de remerciements.

Le flic referma alors un dossier, une farde bleue qui était sur le bureau qui nous séparait, lui et moi. Il se retourna, prit conscience de tout ce foutoir sur le bureau derrière lui mais, après avoir rivé son regard au mien, il se retint de refermer toutes ses fardes grandes ouvertes. Sans doute m’avait-il jugée, j’avais l’air d’une innocente ou celui d’une femme trop bête, ou pas assez curieuse, voilà tout. Ou pire encore, une femme qui avait patienté pendant deux heures assise sur une chaise bancale dans un couloir plongé dans une pénombre perpétuelle et exempt de toute chaleur humaine, ça supportait pas mal de choses. Alors une telle femme n’avait pas la capacité d’établir des liens entre une telle photo et une autre, et surtout de relier tout ça à cette affaire dont tous les habitants de Mons parlaient en ce moment, « l’affaire des suicidés ».

Alors madame Blaise, je vous écoute.

Tout en disant ces trois mots, je vous écoute, il a sorti d’un tiroir une feuille blanche format A4, et il a pris un stylo. Il a écrit madame Blaise en haut à gauche et il a relevé la tête, tout en plongeant son regard vers le mien pour la toute première fois. Car depuis que j’étais entrée dans son local après avoir été annoncée sur un ton presque ironique par un de ses collègues, il ne m’avait pas regardée, ça je me le rappelle très bien. Alors madame Blaise, je vous écoute. J’ai essayé de rassembler mes esprits afin que mes propos soient énoncés le plus clairement possible mais tout ça, ce manque d’égard envers moi, cet entretien qui était pris à la légère, tout ça, ça faisait comme une grosse pelote de laine piquée de trente-six mille aiguilles, et ça me lacérait jusqu’au plus profond de moi.

Madame Blaise ? Cet homme, le meurtrier de mon mari, j’ai crû le voir rôder autour de la maison, j’ai dit en laissant un blanc de plusieurs secondes entre chaque proposition. Madame Blaise, vous dites : j’ai crû. Vous n’êtes donc pas certaine ? C’était le soir, la nuit, très tôt le matin ? Êtes-vous seule à l’avoir vu ? Réfléchissez bien, madame Blaise, car vos accusations peuvent peser très lourd…Pourquoi ne pas l’avoir pris en photo puisque vous, vous étiez chez vous, n’est-ce pas ? Soyez plus précise, madame Blaise, s’il vous plaît, madame Blaise …Ce n’était pas la première fois que je venais me plaindre d’avoir vu le meurtrier de mon mari et je me doutais que je n’étais pas prise au sérieux. Ne puis-je donc pas bénéficier d’une surveillance ? Les patrouilles de police ne pourraient pas s’attarder devant chez moi ? C’est vers la tombée de la nuit que j’aperçois ce type. Il me semble qu’il descend d’un bus avant de marcher jusque ma maison, les horaires correspondent. Il s’appuie contre le mur d’en face, allume une cigarette et reste comme ça pendant plusieurs minutes, le temps d’en fumer une, je suppose. Tout correspond, la taille de cet homme, son allure, sa démarche lorsqu’il retourne en direction de l’arrêt du bus, tout je vous dis, tout correspond. Même le chapeau. Car cela doit être noté dans le dossier, il portait un chapeau, le soir où mon mari fut retrouvé lâchement assassiné dans le garage, au moment où il sortait de sa voiture. J’ai peur vous comprenez, j’ai peur. Le mobile du crime n’a jamais été découvert, mon mari était un homme sans histoire, d’après moi. Alors je ne comprends pas pourquoi cet individu s’obstine.

Madame Blaise, cela fait plus de dix ans que votre mari a été assassiné, l’affaire est classée, vous comprenez ? Pourquoi voudriez-vous qu’un meurtrier revienne chaque mois et ce pendant dix ans sur les lieux du crime ? Afin de se faire intercepter par la police ? Des collègues sont restés devant chez vous des soirées entières et jamais ils n’ont vu un type répondant au signalement que vous nous donnez, jamais, madame Blaise, jamais. Alors je lui ai répondu que c’était normal, qu’une voiture de police garée devant chez moi attirait l’attention et que le meurtrier ne descendait pas du bus lorsqu’il voyait un tel véhicule. Le téléphone a sonné au moment où j’allais donner d’autres renseignements et le flic a commencé une conversation avec son interlocuteur. Non, il n’en avait plus pour longtemps au bureau. Oui, il serait sur la place du Parc dans une trentaine de minutes, on pouvait donc lui réserver une place au café de La Fontaine, il n’attendait que ça, se détendre enfin et oublier le boulot, il en avait bien besoin. Il voulait à tout prix oublier toutes ces conneries qu’on venait lui raconter et qu’il était obligé de noter et de répertorier, et que tout cela, c’était pire que le Mundaneum, tous ces dossiers qui s’entassaient. Il a même ajouté qu’il espérait que les ravioli soient aussi bien épicés que la semaine dernière, c’était si rare des ravioli cuisinés à la façon de sa nonna, elle épiçait tellement bien la farce des ravioli, sa nonna, ni trop, ni trop peu.

J’avais donc attendu plus d’une heure dans un couloir qui ressemblait à un hall de gare, avec des gens qui passaient et repassaient avec une telle indifférence que j’avais l’impression d’être transparente et j’étais ici dans ce bureau, face à un flic qui se foutait pas mal de ce que j’avais vu, qui n’en n’avait rien à cirer de mes craintes. Non, ce qu’il espérait, c’était que les ravioli du café de La Fontaine soient aussi bien épicés que ceux de sa nonna. Un de ses collègues pénétra dans le local sans même frapper, il avait l’air contrarié. Il dit qu’il y avait une réunion importante au local 212 et que le boss l’attendait. Il a lu d’un air dépité « ko » sur le postit affiché sur la machine à café et il est sorti. Allez madame Blaise, ne vous tracassez pas, il se fatiguera vite, ce bonhomme. Voilà ce que le flic me dit tout en chiffonnant la feuille A4 sur laquelle il avait noté mon nom en haut à gauche, madame Blaise.

Tout en se levant, il jeta la feuille dans la poubelle et s’excusa, on l’attendait au local 212. Une réunion importante. Mais je ne vous apprends rien, vous avez entendu ce que vient de me dire mon collègue, n’est-ce pas madame Blaise ? Je n’ai pas répondu, je n’ai rien dit, même pas un au revoir ou quelque chose comme ça.

 

Carine-Laure Desguin

 

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P
Je suis sûr qu'elle reviendra la semaine prochaine ! <br /> Pauvre madame Blaise, à mon avis, elle est un peu prise du chapeau...ou de la casquette !
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C
Et si elle disait la vérité et si elle n'était pas du tout prise de la casquette? Hein?
J
Je ne peux mieux dire que le commentaire excellent de Christian. Une scène de film noir, en noir et blanc. Écriture cinématographique ou théâtrale, cela te connaît, Carine-Laure. Je sens l'ambiance et vois les personnages comme si j'y étais. Détail : "J'ai cru" sans accent circonflexe .... (sauf s'il s'agit du verbe signifiant croître : la crue d'une rivière, ou "le petit policier n'a pas crû beaucoup dans son enfance " ) Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
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C
Merci Jean-Louis! On devrait t'engager comme correcteur.
C
Bien troussé ! Quand les petits "soucis" terre à terre du quotidien éclipsent les vraies préoccupations et angoisses de l'autre... :)
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C
Exact. Et puis cette sensation atroce de n'être pas écouté, c'est hélas dans notre quotidien.
M
Un texte que j'aime beaucoup. Il aborde divers problèmes de communication et on s'identifie facilement à Madame Blaise.
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C
Merci Micheline.
C
Mais ce que c'est rare des ravioli épicés juste ce qu'il faut!!! Un texte que j'ai lu avec plaisir
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C
La bonne dose.