Marcelle Dumont nous propose deux extraits de son roman "Nuageux à couvert"

Publié le par christine brunet /aloys

Marcelle Dumont nous propose deux extraits de son roman "Nuageux à couvert"

EN PENTE DOUCE (NUAGEUX A COUVERT).

(page 113)

*

Jamais Christine – Cricri, pour Marcus – n'aurait imaginé que tout irait si vite. Ils vivaient ensemble depuis si longtemps qu'elle se trouvait maintenant comme amputée. Bien sûr elle savait que Marcus était gravement malade, mais comme il végétait depuis des mois chez eux, dans un lit médicalisé, elle avait pu croire que ça durerait éternellement. Et du coup, elle n'avait pas pris la peine de se poser de questions. Tous deux s'étaient installés dans une sorte de zone grise, de purgatoire, pas agréable à coup sûr, mais où, du moins, il y avait encore quelqu'un près d'elle, une présence ténue, somnolente, mais enfin une présence.

La dernière nuit avait été, comme souvent, presque une nuit blanche, coupée de brefs moments de sommeil dont elle émergeait le cœur battant. Alors, comme souvent aussi, pour combattre la fuite des minutes, elle avait parlé, parlé. De tout, de rien, de l'effort qu'il aurait dû faire pour manger un petit peu, de leur vie commune, de leur rencontre, de leur première nuit, de leurs querelles qui, quand tout allait bien, se dénouaient sur l'oreiller dans un orage de passion renouvelée.

******

Au bout de quelques jours, Martine, l'épouse du cousin, prise de remords, lui avait téléphoné, pour lui demander comment elle se sentait après un si grand chagrin.

- Oh, bien sûr, papa me manque, mais je me fais une raison. A son âge, cela devait finir ainsi. C'est Marcus qui m'inquiète. Il n'est pas rentré depuis plusieurs jours. Que mange-t-il, là où il est et pourquoi le retient-on ainsi ?

Martine en avait eu le souffle coupé. Elle avait alerté son mari et tous deux avaient débarqué chez Christine, sans crier gare. Ils l'avaient trouvée hagarde, échevelée, dans une maison en désordre et, comme ils la dévisageaient, elle avait tapoté ses cheveux, en pensant qu'elle devrait prendre rendez-vous chez le coiffeur. Elle les avait fait asseoir de mauvais gré, se demandant ce qu'ils faisaient là, alors qu'on passait parfois des années sans se voir.

Martine lui avait pris la main et lui avait parlé à mi-voix.

- Tu es très fatiguée, n'est-ce pas, Christine, mais il faut revenir à toi. Ce n'est pas ton papa que nous venons d'enterrer, tu dois le savoir. C'est Marcus, voyons !

- Marcus ? Ce n'est pas possible !

- Je t'assure que c'est Marcus qui est décédé.

- Et nous nous sommes occupés de tout. J'attends toujours que tu nous remercies, avait grogné le cousin avec reproche, mais Martine l'avait fait taire, car elle voyait bien que la pauvre n'était pas dans un état normal. Christine, quant à elle, voyait la fiction qu'elle s'était créée partir en lambeaux. Tout lui revenait tout à coup. Le lit médicalisé qui avait disparu ainsi que Marcus. Ce vide, cette absence, cette non vie, c'était trop pour un esprit fantasque, apte aux chimères consolantes.

- Mais alors, si Marcus est parti, qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'y survivrai pas. Ce n'est pas vrai. Ce matin encore je lui ai parlé. Il a promis de revenir. Il ne laissera pas sa petite fille toute seule.

- C'est ton mari, pas ton père !

- Je suis son enfant quand même. C'est mon ami, mon père, mon mari, mon amant.

Etait-elle sincère ? Jouait-elle la comédie ? Avec elle, on ne savait jamais, se disait le cousin. Elle allait peut-être se lancer dans un de ces discours pseudo philosophiques qui lui donnaient l'impression d'être une intellectuelle de haut vol.

Allait-on subir à nouveau sa profession de foi, selon laquelle, avant de connaître Marcus, elle avait honte de son corps, car tout plaisir était tabou selon l'éducation qu'elle avait reçue. Lui, heureusement, l'avait révélée à elle-même. Et tout ça, assaisonné de ces "hein, sincèrement", avec lesquels elle sollicitait l'approbation de ses interlocuteurs.

Quand elle tenait ce genre de discours, au temps de sa jeunesse, elle était toute frémissante d'excitation, les yeux brillants et les lèvres humides. Elle se tenait jambes haut croisées, découvrant un bout de cuisse au-dessus des bas et parfois un morceau de son slip en dentelle noire. Ce genre de discours un peu ridicule pouvait passer alors, auprès des hommes du moins. Certains, dont le cousin, affriolés, s'étaient crus autorisés à risquer des travaux d'approche et tous avaient été repoussés avec fracas.

(pages 125 à 127).

Marcelle Dumont

Publié dans Textes

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M
Merci à tous pour ces commentaires! On a toujours besoin de se sentir compris et apprécié.
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J
Beau livre que j'ai lu et que je recommande.
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M
Les personnages sont déjà attachants. Quelle belle écriture !
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C
Il y a du mystère sous ces dentelles.
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E
Bien analysé... ça me tente... :)
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